Germaine Terrasson

J'avais 20 ans en 1940 :

témoignage d'une médaillée de la résistance

 

Préambule

Pour cerner au mieux la réalité dure, impitoyable, ce témoignage emprunte le ton du récit oral, (d'où les tournures simples, usuelles, les phrases courtes, maintien des répétitions) qui modère le lyrisme. Puisse ce style soutenir l'authenticité.

 

Introduction

Ce récit qu'aujourd'hui, cinquante années après, j'entreprends de transcrire, n'a pas pour but de mettre en évidence mon attitude pendant les années difficiles de l'occupation. Mon parcours de résistante active de fin 1940 à 1942, soit deux années, fut aussi celui d'un certain nombre de Français et de Françaises, peu nombreux à l'époque.

 

Ma captivité, de 1942 à 1944, dans les prisons françaises et allemandes, fut le sort commun à beaucoup de mes compatriotes sous l'occupation. Pour certains d'entre eux, si leur détention fut à peu près semblable au récit qui va suivre, l'épilogue en est infiniment plus tragique puisque son dénouement se traduisit par une condamnation à mort ou par la déportation qui, elle aussi, aboutit à la mort lente après des souffrances indicibles. Leur souvenir exige, à nous survivants, quand nous entreprenons de relater de ces événements la part qui nous concerne, de le faire en toute humilité.

Il s'agit plutôt d'un message à l'intention de ceux qui, à différents titres, me sont chers et qui aujourd'hui profitent d'une liberté que l'on ne peut, hélas, apprécier que lorsqu'on en est privé.

 

Pour qu'ils sachent, au vu des sacrifices consentis et des souffrances endurées par leurs aînés, combien cette liberté est précieuse et mérite d'être défendue. D'autant plus défendue qu'elle sera menacée tout le temps que les hommes oublieront les leçons du passé.

 

Pour qu'ils soient vigilants face à la renaissance toujours possible du fascisme.

 

Pour qu'ils puissent, chaque matin, ouvrir sur la vie une fenêtre sans barreaux.

 

Germaine Guérin-Terrasson, « Françoise » pendant la Résistance.

 

 

Chapitre 1 : La Résistance

 

Je dois me replonger plus de cinquante ans en arrière.

J'ai connu la Résistance à ses débuts, c'est-à-dire de l'arrivée des Allemands jusqu'à la fin de 1942. J'ai été arrêtée le 22 décembre 1942.

L'Armée de l'ombre ou Résistance n'était pas une armée classique. Le résistant ne recevait pas d'ordre de mobilisation, c'est sa conscience qui lui dictait son devoir.

L'ennemi était partout, dans la Gestapo, dans l'armée allemande, dans la Milice de Pétain et parmi la police et la gendarmerie françaises.

On devait se méfier de tout le monde : des collègues de travail, des amis, même de la famille à qui nous ne devions pas faire de confidences. Par exemple, chez moi, ma mère était aussi de la Résistance, elle ne me disait rien de ses activités, pas plus que je ne lui faisais part des miennes.

 

Comment on entrait en résistance

Pour ma part, je faisais partie d'un groupe de jeunes : les Auberges de la jeunesse. Plusieurs camarades, déjà engagés par leurs opinions antifascistes, m'ont convaincue facilement de faire partie de leur groupe.

Il s'agissait du Front National appelé pour les jeunes : F.U.J.P. Le Front National n'avait rien de commun avec le Front National actuel, ce mouvement d'extrême-droite raciste. C'était le Front National pour la libération et la renaissance de la France.

Je me suis retrouvée rapidement responsable avec un autre camarade, Gilbert Pinaud, de groupes de jeunes de l'Eure-et-Loire. Nous étions régulièrement en contact : avec un inter régional qui nous donnait des directives.

 

Que faisions-nous dans la Résistance ?

Il s'agissait surtout de faire une propagande antinazie, nous distribuions des tracts et des journaux que nous imprimions avec des moyens de fortune. Nous recevions aussi de paris des documents qui nous arrivaient par le train. J'allais les chercher à la gare.

 

Cette activité me valut une mésaventure qui aurait pu avoir des conséquences fâcheuses. Ayant récupéré en gare la valise d'imprimés, je reviens d'un pas alerte le long du boulevard. La valise, quelque peu fatiguée, s'ouvre inopinément et ma précieuse cargaison se répand sur le trottoir. Catastrophe ! Sous l’œil indifférent ou amusé des passants qui ne soupçonnent pas la nature subversive du contenu, je ramasse fébrilement le tout dans la valise défaillante que je referme de mon mieux. Je repars en la portant avec précaution. S'il se fût trouvé un policier curieux ou un Allemand trop prévenant à ce moment, ma valise, contrairement au jeu d'une station de radio célèbre, ne m'aurait pas rapporté gros mais aurait pu me coûter cher.

 

Mes activités m'amenaient aussi à faire de fréquents déplacements de Dreux (mon domicile) à Chartres. Il m'est parfois arrivé d'avoir, dans mes bagages, en plus des tracts, des armes telles que revolvers et grenades. Ces transports d'armes peuvent, aujourd'hui, paraître dérisoires. Il est vrai, avec le recul, qu'on peut le penser. Néanmoins, il faut se replacer dans le contexte de l'époque : la Résistance en est à ses débuts. Elle est faite d'une foule d'actions individuelles qui ont moralement, sinon stratégiquement, leur importance. Il faut aussi se représenter les risques. Eux ne sont pas dérisoires. Que l'on soit prise avec une arme ou avec un « arsenal », la peine est la même : la mort. Dans ces transferts, quand ils s'effectuaient par le train, j'avais toujours deux bagages : l'un que je gardais à portée de main, l'autre, le plus dangereux, que je mettais dans le filet du wagon. En cas de contrôle, j'aurai juré qu'il ne m'appartenait pas.

 

La distribution de tracts se faisait souvent à bicyclette dans les rues. Moi, personnellement, je les jetais sur la chaussée, en roulant. Il fallait évidemment éviter les patrouilles allemandes qui faisaient souvent des rondes. Quand je partais à mon travail distant de 4 kilomètres de mon domicile, je faisais une distribution tout au long de la route. Il nous arrivait aussi, de temps en temps, d'en envoyer par courrier chez des sympathisants pour les renseigner et les inciter à nous rejoindre. A mes jours de repos, j'allais à Chartres les apporter aux responsables de groupes. Je faisais ces déplacements soit à bicyclette, soit par le train. Dans un sens comme dans l'autre, il y avait toujours un risque : un barrage à l'entrée de la ville ou un contrôle dans le train.

 

Dans la Résistance, on se connaissait généralement par un nom d'emprunt. On travaillait par groupes de trois. Il n'était pas question de faire de grandes réunions. On se retrouvait chez un copain qui ne risquait pas d'être compromis ou à la campagne en se promenant.

 

Je faisais aussi l'agent de liaison à la mairie où une cousine me donnait tous les renseignements possibles sur ce qui pouvait se passer en ville.

 

Notre travail consistait aussi à cacher des clandestins recherchés par la police. Ensuite, il y a eu les réfractaires du STO (Service du Travail Obligatoire) qui refusaient de partir travailler en Allemagne. Il fallait leur procurer des cartes d'alimentation et leur trouver une « planque ».

 

Malgré toutes les représailles dont nous étions victimes, la Résistance grandissait de jour en jour. Après les fusillés de Chateaubriant et de Nantes, qui firent tant de victimes, la colère a été grande parmi les Français. Les mouvements de résistance se sont développés rapidement.

 

On ne peut parler de la Résistance sans parler de Jean Moulin qui réussit à réunir tous les représentants des mouvements de Résistance dans une organisation centrale : le C.N.R.

 

Il comportait socialistes, communistes, démocrates chrétiens, alliance démocratique, fédération républicaine ainsi que les représentants des organisations syndicales, en tout 17 membres. C'était l'unification de la Résistance. Jean Moulin, président du C.N.R, était délégué du général de Gaulle. La première réunion eut lieu le 27 mars 1943.

 

Il ne faut pas oublier que sans la Résistance, le débarquement n'aurait pas eu lieu et donc la libération de notre pays impossible. La résistance a préparé le terrain en donnant des renseignements précieux aux Anglais et aux Américains.

 

Changement de secteur

Début novembre 1942, Gilbert Pinaud, basé à Caen, me demande de le rejoindre. Je prends mes dispositions pour organiser mon départ de Dreux.

 

C'est ainsi que j'arrive à Caen fin novembre 1942. J'ai alors 22 ans. Gilbert Pinaud, arrivé sur le terrain depuis quelques mois, est chargé d'organiser une section jeune du Front National dans le Calvados. Une jeune résistante de 20 ans, Gisèle Guillemot, est déjà à ses côtés. A nous trois, nous devons former le triangle de direction du Front National des jeunes du Calvados. Nous continuons ici ce que nous avons commencé à Dreux : recrutement de jeunes, information et explication, établissement de contacts avec les autres mouvements de résistance, confection et distribution de tracts subversifs.

 

Sous l'égide de Gilbert Pinaud (connu dans la clandestinité sous le nom de « Georges »), principal responsable du front national des jeunes, des regroupements s'opèrent, notamment avec des groupes de FTP (Francs Tireurs Partisans). L'activité du groupe s'étend à la préparation d'opérations de sabotages des voies ferrées afin de provoquer le déraillement de convois de matériel ou de soldats allemands permissionnaires. C'est à cette époque que je fais la connaissance de Marius Sire (« Kleber »), Joseph Etienne (« Jean), Jules Godfroy, dont le foyer est accueillant pour tous ceux qui sont en difficulté. Ils sont respectivement responsables du Front national adulte et des FTP. Ce sont là des résistants émérites sachant prendre des risques.

 

Parallèlement à cette activité clandestine, il me faut organiser ma vie « au grand jour ». Et puis, il faut bien vivre. Je trouve rapidement un emploi de vendeuse au Monoprix, une activité qui, le cas échéant, pouvait me servir de couverture.

 

Chapitre 2 : mon arrestation

 

En décembre, à la suite d'un vol d'explosifs, la police française procède à des arrestations de résistants. Sous la menace et la torture, certains passent aux aveux.

 

Ce 22 décembre, je dîne à l' »Oasis », une pension de famille située rue des jacobins. La religieuse qui fait le service me prévient qu'un gendarme me demande à l'entrée. Que se passe-t-il ? Que dois-je faire ? Je suis hésitante mais ne voulant compromettre personne, je me rends à cette inquiétante invitation. Le gendarme préposé m'attend :« Vous êtes bien Germaine Guérin ? » - « Oui, c'est bien moi ». Il m'ordonne de le suivre, ce que je fais. Il n'est pas bavard, mon gendarme. Nous effectuons à pied le trajet jusqu'à la gendarmerie sans échanger une parole. Il est vrai que moi-même, dans ces circonstances, je ne suis guère loquace.

 

Arrivée à la gendarmerie, je suis introduite dans une pièce où, derrière un bureau, trône un gros lourdaud de capitaine. Visiblement, il m'attend. Il est écarlate de colère et se contient difficilement. Brutalement, il m'arrache mon sac d'où il extrait, avec quelques affaires personnelles, des tracts anti-allemands, spécimens qui devaient être prochainement imprimés. Il les brandit comme un trophée, pensant avoir mis la main sur une dangereuse terroriste.

 

Commence l'interrogatoire traditionnel : identité, âge, domicile, profession, lieu de naissance, etc. Puis, il passe aux choses sérieuses :

  • « Pourquoi as-tu ces tracts en ta possession ? 

  • Je les ai trouvés.

  • Faux. Qui te les a donnés ? A qui devais-tu les remettre ? Parle.

Justement, je ne dois pas parler.

  • Parle.

  • Je les ai trouvés.

  • Bien...Qui te les a donnés ? Avec qui complotes-tu ?

  • Je ne complote avec personne. Je ne sais de quoi vous voulez parler.

 

L'interrogatoire est long et pénible. Sans cesse les mêmes questions reviennent. Je résiste. Je ne parlerai pas. Je me borne à dire que j'ai trouvé ces tracts et je ne varierai jamais dans mes affirmations.

 

On me laisse enfin dans le bureau des gendarmes. Ceux-ci discutent entre eux. Que disent-ils ? Que savent-ils ? Peut-être parlent-ils de toute autre chose. J'essaie de cacher mon anxiété. Je crois comprendre que le commandant, malgré leur demande, refuse de me voir. Surtout pas d'ennuis. Finalement, je passe la nuit du 22 au 23 dans le bureau des gendarmes où l'on m'a mis une paillasse. Très étroitement surveillée, je ne suis jamais seule. Même pour les toilettes, je suis accompagnée.

 

Le capitaine pense avoir contre moi une arme secrète. Il a trouvé dans mon sac un carnet où est mentionné un certain Georges. Ce résistant est recherché et ce prénom a été cité au cours des interrogatoires subis par les jeunes résistants arrêtés dans les mêmes jours que moi. En l’occurrence, les gendarmes voulaient parler de Georges Pinaud. Mettant le carnet sous mes yeux., le capitaine me demande à brûle-pourpoint : « Qui est Georges ? »

Sans me démonter, je réponds : « Mon fiance ».(Et c'est vrai).

Mine incrédule de mon inquisiteur.

« je vous assure, c'est mon fiancé. Il est prisonnier en Allemagne. Vous pouvez vérifier. »

Le capitaine est ébranlé : « c'est bien, nous vérifierons »(Ce qui fut fait. Georges Terrasson, mon fiancé, me l'a fait savoir à son retour de captivité.)

 

Au soir du 23, je m'apprête à passer une deuxième nuit au poste de gendarmerie. Les gendarmes vont et viennent et je suis là, sans savoir ce qu'il va advenir. Je suis dans l'incertitude, passant alternativement de l'espoir au découragement. Mon système de défense les ferait-il douter de ma culpabilité ? Mais pour que je sois là, qui a parlé ? Qui m'a dénoncée ?

 

Au matin du 24, les interrogatoires reprennent. Je ne parle toujours pas.

« J'ai trouvé les tracts. Je ne connais pas les personnes dont vous me citez les noms. J'ignore pourquoi je suis ici. »

Sans cesse les mêmes questions. Toujours les mêmes réponses. Quand, de guerre lasse, vont-ils s'arrêter de me questionner ?

Il semble, en fin d'après-midi de ce 24 décembre, qu'ils vont changer de technique. Peut-être les fêtes de Noël y sont-elles pour quelque chose ? « Qu'elle aille au diable cette entêtée péronnelle ». Ce soir, c'est le réveillon, c'est la fête en famille.

Il faut en finir. On m'informe qu'en prévision d'un probable emprisonnement, on va m'accompagner chez moi pour que j'y prenne quelques affaires de toilette et des vêtements.

Je monte en voiture, encadrée par deux gendarmes.

Nous arrivons à ma chambre, rue Jean Romains. Il n'est plus temps de m'apitoyer sur mon sort mais je dois me tenir sur mes gardes pour faire face. A ma descente de voiture, les passants s'arrêtent, se retournent. Ils se demandent ce qu'il se passe. Ils sont étonnés de voir une jeune fille, apparemment une adolescente, entourée de gendarmes. Ces derniers m'accompagnent jusqu'à ma chambre. Sous leur regard attentif, voir soupçonneux, je prends des vêtements, des affaires de toilette que je glisse à la va-vite dans une valise.

Déjà, nous partons vers le tribunal. Je suis toujours accompagnée de mes deux cerbères.

A mesure que nous nous rapprochons du centre ville, les rues deviennent plus animées. Les Caennais, en grand nombre, vont et viennent sur les trottoirs des artères les plus commerçantes de la ville. Malgré la guerre, malgré les difficultés du ravitaillement, ils vont aujourd'hui réaliser des prodiges pour fêter Noël en famille. Ils entrent et sortent des magasins avec provisions et cadeaux. Ils sont libres. Je les envie. Parmi eux, faisant leurs achats, se trouvent de nombreux soldats allemands.

Lecture de M.Machado en juillet 2011
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Passage obligé chez le juge d'instruction

Arrivée place Fontette, la voiture s'arrête au pied des marches de l'imposant édifice. Nous franchissons le façade du Palais de Justice. J'ai le sentiment qu'en franchissant ce seuil, j'entre dans un processus inéluctable dont l'issue est imprévisible et sur lequel je ne peux influer, sinon en me taisant. Ne pas parler, surtout ne pas parler.

Je suis introduite chez le juge. Celui-ci, penché sur son bureau, consulte un dossier. Peut-être le mien. Il lève les yeux sur moi et paraît surpris. Par mon apparente jeunesse, sans doute.

Nouvel interrogatoire. Assurément plus correct que les précédents, moins vociférant qu'avec le capitaine. Je m'en tiens à ma première version : « J'ai trouvé les tracts, ne n'appartiens à aucun groupe. »

L'interrogatoire ne se prolonge pas outre mesure. Le regard que cet homme porte sur moi est emprunt de lassitude. Il m'avertit que d'autres personnes auront les moyens de me faire parler. J'ai très bien compris ce qu'il voulait dire. Ou bien a-t-il voulu me prévenir des difficultés qui m'attendent. Peut-être. Mais je m'en tiens farouchement à mon système de défense : « Je ne sais rien. J'ai trouvé les tracts. »

Deux coups légers à la porte du bureau. Un fonctionnaire apporte un paquet enveloppé de papier cadeau. Apparemment, il s'agit d'une boite de chocolats. Ce n'est pas un cadeau banal. Le chocolat est une denrée rare. Mais c'est noël.

« Alors, me dit-il, c'est tout ce que vous avez à me dire ? »

« C'est tout. » Un silence. Il y mit un terme en me signifiant l'obligation dans laquelle il se trouve de m'arrêter et de me faire incarcérer à la maison d'arrêt.

 

Arrivée à la maison d'arrêt.

Je quitte le tribunal à pied, car la voiture ne nous a pas attendus, toujours accompagnée de deux gendarmes. Quelle heure est-il ? Je n'ai plus la notion du temps. Nous remontons la rue Guillaume le Conquérant. On arrive à l'embranchement (fin p9) de la rue Caponière et de la rue de Bayeux. Il fait nuit noire. Pensant que cette obscurité puisse m'inspirer des velléités de fuite, l'un des gendarmes me dit : « Si tu essaies de te sauver, je te tire dessus. » j'avoue ne pas l'avoir envisagé. Je suis physiquement et moralement à bout de forces. Je marche machinalement entre mes deux gardiens, sans réfléchir à quoi que ce soit. Je suis, pour le moment, incapable d'ordonner le cours de mes pensées. J'ai peur, c'est tout.

 

Nous sommes arrivés devant la maison d'arrêt. Au coup de sonnette d'un gendarme s'ouvre un judas grillagé situé à hauteur d'homme dans la lourde porte. Un gardien s'assure, à travers le judas, de la qualité de ses visiteurs. La porte s'ouvre. A l'instant où elle se referme derrière nous, j'ai le sentiment de quitter un monde, dangereux certes, pour entrer dans un autre, inconnu, menaçant. Que sera-t-il ? Vers quel destin me mène-t-il ?

 

Je passe au greffe pour les formalités : fiche signalétique complète, on me prend les empreintes de tous les doigts, photographies, etc. Je dois être une grande criminelle. D'ailleurs, on m'inscrit comme « terroriste communiste. »

Cet attribut de terroriste me confirme dans la conviction que mon avenir, à plus ou moins longue échéance, pourrait aboutir à un point final. Définitif.

 

Entrée au quartier des femmes

Les formalités de greffe terminées, une gardienne me prend en charge pour me conduire au quartier français des femmes. Auparavant, elle me fait entrer dans une pièce contiguë. Là, je subis une fouille intégrale. Elle me prend ma valise, me laisse seulement quelques affaires et m'enjoint de la suivre.

Une odeur m'envahit, indéfinissable. C'est difficile d'expliquer l'odeur d'une prison.

Nous allons au long d'un couloir flanqué de portes solidement verrouillées, percées du traditionnel judas de surveillance. J'emboite docilement le pas à ma gardienne à l'imposante silhouette, impersonnelle dans son uniforme noir, serré à la taille par une ceinture d'où pend un trousseau de clés qui accompagne chacun de ses pas d'un bruit métallique bien caractéristique. J'ai constaté plus tard que ce bruit permettait de suivre le périple des surveillantes au long des couloirs de la prison.

 

Elle ouvre une cellule. Il y a là 2 jeunes femmes. Encore une porte qui se referme sur ma liberté, me retranchant un peu plus d'un monde qui était le mien il y a seulement quelques jours. Monde fait de difficultés, de risques consentis, certes, mais monde où l'on agissait, où l'on existait.

 

La cellule est déjà « meublée » d'un lit, d'une chaise et d'une table accrochées au mur. Une paillasse à même le sol complète le mobilier. On m'apporte, peu après, une paillasse accompagnée d'une couverture et d'un drap. Le tout posé à même le sol. Le luxe. Je dois laisser mes chaussures à la porte. J'en ignore la raison.

 

Quand la porte fut refermée, je pose drap et couverture sur la paillasse et je m'assieds sur le tout. Je me rends compte à quel point je suis lasse. L'énergie qui m'a soutenue durant ces trois jours semble m'avoir soudainement abandonnée. Je ne sais plus si j'ai mangé depuis mon arrestation. De toute façon, je n'avais pas faim.

 

Je regarde mes compagnes de cellule. Nous avons peu parlé jusqu'à présent. L'indispensable « Bonsoir ». c'est une façon de prendre contact. Nous échangeons quelques mots en disposant les paillasses pour vivre à trois sans problèmes. Je ne suis pas très bavarde. Je sais que le monde des prisons est celui de la méfiance et aussi, parfois, celui de la délation. Des camarades ont été victimes d'une confidence faite à un compagnon de captivité.

 

Finalement, on échange quelques mots. On fait connaissance. Elles ont été arrêtées pour avortement. J'apprendrai plus tard que le plus grand nombre de femmes internées dans les prisons françaises étaient accusées d'avortement ou de complicité d'avortement. Quelques cas de marché noir aussi : « Que t'est-il arrivé ? Pourquoi es-tu ici ? ». Je réponds de façon évasive et reste discrète sur les raisons de mon arrestation, prétextant ne pas savoir exactement ce qui m'est reproché.

Je suis fatiguée. Je m'allonge toute habillée sur ma paillasse. Moralement, je n'en peux plus. Mes nerfs craquent, je pleure. Je pense à Maman, je crains qu'elle aussi soit arrêtée.

 

Lecture par Viviane Chasles en juillet 2011
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Viviane Chasles
Viviane Chasles

Première nuit, premier réveil en prison

Il devait être tard dans la nuit, quand la faiblesse et la fatigue nerveuse aidant, je pus enfin sombrer dans le sommeil.

A mon réveil, coup d’œil vers la fenêtre. Le jour n'est pas encore levé. J'ai, plus ou moins, retrouvé le moral. Un calme fataliste me vaut une certaine lucidité. Une parcelle de courage pour affronter le jour qui vient et dont je sais ne devoir rien attendre de bon.

Des pas dans le couloir. Le roulement d'un chariot, me semble-t-il. Un volet s'ouvre dans la porte de notre cellule. Imitant mes compagnes, je présente mon « quart » (sorte de gobelet en fer blanc) dans lequel m'est versée une mixture foncée. C'est le « café ». Je bois. Ca n'a rien de commun avec le café, hormis la couleur. J'apprécie quand même. Mes compagnes de captivité l'accompagnent d'un reste de pain de la veille. Pour ma part, je n'en ai pas. La ration de pain est remise une fois par jour, le midi.

 

Dans un coin de la cellule, il y a une cuvette et un broc d'eau. Je fais un peu de toilette. Refaire ainsi les gestes que je faisais chaque matin me fait retrouver un rythme, me redonne une part de ma personnalité, me rassure. Je suis là, j'existe, je fais front.

 

Les W.C, qu'on appelle « tinettes », sont dissimulés dans le mur. Il s'agit d'un récipient en métal retenu par une chaîne et pouvant être tiré depuis l'extérieur. C'est une détenue qui fait cette corvée de vidange. Il me faut m'habituer à cette triste promiscuité. Ce n'est pas facile. Enfin.

 

La messe de Noël

Dans le courant de la matinée, la porte s'ouvre : « Voulez-vous aller à la messe ? » nous demande une gardienne. Je ne suis pas croyante mais j'accepte tout de suite l'invitation. Crédule novice, je suppose que l'on va sortir pour se rendre dans une Eglise proche. C'est une occasion de bouger, de rencontrer d'autres détenues. Et puis je quitterai l'univers de la cellule qui, déjà, me pèse.

 

Les détenues se rangent les unes derrière les autres dans le couloir. Puis l'ordre de départ est donné. Nous montons d'interminables escaliers métalliques sur les marches desquels chaussures et sabots frappent, faisant un bruit infernal qui résonne dans tout le bâtiment. Il y a au moins trois étages. Au fur et à mesure que nous montons, mes illusions s'envolent. En fait de sortie, nous restons à l'intérieur de la prison.

 

Enfin, nous arrivons devant des petits boxs et chaque détenue entre dans un de ces étroits réduits grillagés qui se referment aussitôt.

 

Il y a là un petit banc, au fond une ouverture. Je m'approche. J'aperçois, en bas, une modeste chapelle dans laquelle se tient un curé. Il attend que tout le monde soit installé. Il nous accueille assez aimablement et nous fait aussi un peu de morale (mais sans trop insister). Il nous souhaite aussi de nous en « sortir ».

J'entends, près de moi, des femmes qui pleurent.

Au bout d'une demi-heure environ, l'office se termine. Nous regagnons nos cellules. Je ne suis plus retournée à la messe durant mon séjour à la prison française.

 

Le quotidien de la prisonnière

Vers midi, on nous apporte une gamelle de soupe. Elle comporte surtout des rutabagas. Nous recevons aussi notre boule de pain. Ce n'est pas fameux mais il faut bien manger.

L'après-midi, il y a promenade. Nous nous retrouvons dans une cour entourée de hauts murs. On a très froid. L'enclos est étroit. Qu'importe, on voit le ciel, espace de liberté. Ca fait du bien. Les détenues parlent de leur « affaire ». Circulent aussi les « nouvelles », vraies ou fausses sur la vie interne de la prison. Je ne suis pas concernée par ces « potins ». Je viens d'arriver. En outre, j'ai le sentiment que mon statut de politique me tiendra plus ou moins à l'écart. Quelques jours passent ainsi de façon monotone. Les journées sont longues. Les nuits aussi. L'optimisme n'est pas de mise mais, aussi noir qu'apparaisse l'avenir, au fond de moi brille toujours la petite lueur d'espoir.

 

Nous sommes au début de 1943. J'apprends par la femme qui fait le service des « tinettes » que maman est arrivée à la prison ?. Cette triste nouvelle vient encore ajouter au désarroi qu'est le quotidien de l'univers carcéral. Elle m'affecte particulièrement. Je m'y attendais mais, tout de même, c'est dur, très dur.

Maman est très forte et je sais qu'elle résistera à tous les interrogatoires, aussi pénibles soient-ils.

Au moment de son arrestation, à l'insu des policiers, elle a pu brûler les tracts qu'elle gardait toujours près de la cuisinière, dans le seau à charbon.

De nous savoir l'une et l'autre dans la même prison est une situation très difficile à supporter, aussi bien pour elle que pour moi. Je n'en mentionnerai pas les détails, c'est trop pénible à expliquer.

Après quelques semaines de ce routinier et débilitant quotidien de prisonnière, on revient me chercher pour le tribunal.

 

Je me retrouve au greffe et j'ai la surprise de voir maman arriver. C'est assez déchirant de se retrouver. Je peux l'embrasser. Nous sommes effondrées. Je lui glisse tout bas à l'oreille : « je n'ai pas parlé. »Mais c'en est trop : les gendarmes ont sans doute compris et ils nous séparent tout de suite. J'ai une crise de nerfs.

 

Nous partons en voiture cellulaire vers le tribunal. A notre arrivée place Fontette, on nous fait entrer dans une cage grillagée, comme des bêtes féroces.

 

C'est dans cet endroit que nous devons attendre l'arrivée du juge d'instruction. C'est long. Nous sommes au mois de janvier et nous avons très froid. Enfin, on vient nous chercher pour nous introduire dans le bureau du juge. Nouvel interrogatoire. Le juge n'insiste pas trop. Il est moins dur que le capitaine de gendarmerie. Il a su, malgré les circonstances, conserver sa dignité et sa pondération de magistrat consciencieux. Quand le juge en a fini, les gendarmes nous reconduisent à la prison.

 

Et, de nouveau, les jours passent...sans qu'il ne se passe rien. Cette monotonie est extrêmement pénible. Elle m'affecte beaucoup. Sans doute fait-elle partie de l'arsenal répressif dans le but de saper le moral, effacer la personnalité de l'accusée afin d'avoir devant soi, lors des interrogatoires, une inculpée sans ressort et sans volonté.

 

Mise au secret.

Je crois me souvenir que c'est courant février. Coup de théâtre. La surveillante vient précipitamment me chercher. Elle a ordre de me mettre toute seule dans une cellule. Je dois être isolée, sans aucun contact avec les autres détenues. C'est le début du secret qui va durer environ six mois.

 

Que se passe-t-il ? Pourquoi, soudain, cette mesure de rigueur ? Je suis angoissée. Cela n'annonce rien de bon. Je passe des jours et des nuits très pénibles. Que deviennent mes compagnons de résistance ? Ma mise au secret n'est-elle pas due à des événements extérieurs tels qu'une recrudescence de leur action ? En l'absence de réponses à ces questions, j'en suis réduite à toutes les hypothèses. La « Folle du logis » gamberge tout à son aise.

 

Par l'intermédiaire de la préposée aux « tinettes », j'apprends que Maman, elle aussi, est isolée dans une cellule. Par cette courageuse jeune femme, nous arrivons quand même à communiquer. Nous nous passons des petits mots. Cela nous aidera pour les prochaines confrontations. Cette femme prend des risques. Elle doit faire vite car, si elle était prise, elle pourrait être envoyée au « mitard », cellule sans aucune ouverture sur l'extérieur. Dans les prisons, les détenus ont toujours la hantise de se retrouver dans ce trou noir.

 

Quelques jours encore...Une semaine, je crois. Les interrogatoires se font maintenant avec les inspecteurs de la police mobile de Rouen. Ce sont des brutes. Ils veulent à tout prix nous faire parler, par tous les moyens : je suis giflée, bousculée. Maman et moi avons toujours la même position : nous ne parlons pas. Leur but est de donner le plus possible de renseignements aux autorités allemandes.

 

Chapitre 3 : transfert au quartier allemand

 

Fin février ou début mars, je ne sais exactement, nouveau coup de théâtre : on me transfère au quartier allemand.

C'est une grosse femme allemande qui me prend en charge. Le moins que l'on puisse dire est qu'elle n'est pas aimable. Je suis la terroriste, elle est la rigoureuse gardienne de l'ordre allemand.

Je me retrouve dans une cellule au premier étage. Je me rends compte que je suis seule à ce niveau. C'est le silence complet. Les murs de la cellule sont peints à la chaux, ce qui donne une pièce assez claire. De place en place, des graffitis témoignent de la misère, de la parcelle de vie faite d'espérance et de découragement vécue entre ces murs. L'un des graffitis m'apprend qu'une femme est restée neuf mois dans cette cellule avec son bébé. Cette jeune femme, madame Thomas, était enceinte lors de son arrestation. On vient de lui retirer son bébé. J'ai appris par Gisèle, après la guerre, qu'elle était passée par la chambre à gaz. L'enfant prénommé Jean-Paul, avait été rendu à sa famille. Quand j'étais au quartier français, je l'ai souvent entendu pleurer. Il n'y avait qu'une cloison qui séparait les deux quartiers.

Cette aggravation des conditions de détention semble accréditer la crainte que les Allemands aient découvert mon rôle dans l'organisation. C'est le secret complet, aucune occupation possible, pas de lecture, pas de quoi écrire. Rien ? Rien à faire.

Les journées et les nuits sont longues. Pendant ces dernières, le sommeil me fuit. L'anxiété, le manque d'exercice, sans doute. De plus, il y a souvent des bombardements déments sur Caen car il y a un grand camp d'aviation au sud-ouest de la ville Carpiquet, pas très loin de la prison à vol d'oiseau. On entend le vrombissement des appareils anglais. On a l'impression qu'ils piquent sur la prison. La peur, toujours la peur. L'éclatement des bombes auquel se mêlent les détonations sèches de la D.C.A allemande porte ma peur à son paroxysme Quand on est enfermé, c'est la panique. La seule façon d'atténuer mon angoisse dans ces moments-là est de marcher de long en large dans la cellule. Je fais des kilomètres.

Dans cette situation qui se prolonge des jours, des semaines, des mois, je crois parfois être sur le point de perdre la raison. Ce n'est pas possible. Je suis littéralement rayée du monde des vivants.

Dehors, la vie continue. J'ai parfois du mal à me faire à cette idée. Bien que très affaiblis, des cris, des appels, certains bruits de la rue ou de la campagne proche me parviennent. J'entends fort bien les allées et venues des motos allemandes qui montent ou descendent la rue ainsi que voitures et camions faisant la navette entre le camp d'aviation et la ville. Enfermée dans le silence de ma cellule, aucun bruit de ce qui bouge, de ce qui vit ne m'échappe.

Pour ne pas succomber à la folie, j'ai quand même trouvé un divertissement : je chante. Je chante n'importe quoi. Je n'ai jamais autant chanté.

Le repas, rituel immuable, est le fait marquant de la journée. Dommage que le menu soit immuable, lui aussi. A la fois frugal et insipide. J'ai souvent très faim. Je n'ai, bien entendu, pas droit aux colis. Une miette de pain qui tombe, je la ramasse.

 

 

Lecture de Viviane Chasles en juillet 2011
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Enfin je déménage

je suis restée plusieurs mois dans cette cellule, puis je suis descendue au rez-de-chaussée. Dans mon univers désespérément uniforme, ce changement est un événement. Mais je suis toujours seule.

Très vite, je me rends compte qu'au même niveau, d'autres cellules sont occupées. Il y a une jeune fille dans une cellule près de la mienne.

Au travers du mur, nous pouvons nous parler. Je comprends tout de suite que nous sommes de la même affaire ? C'est Edmone Robert, une institutrice de Falaise.

Sans nous connaître, sans nous voir, nous somme s devenues des amies. Edmone Robert, durant sa détention, fit l'admiration de ses camarades de captivité par son attitude face aux geôliers allemands. Elle se montra digne et courageuse lors des interrogatoires avec sévices que lui firent subir les « professionnels » de la Gestapo et leurs valets français.

Au cours d'une promenade, j'ai aperçu Maman. Elle aussi était arrivée au quartier allemand.

Une autre fois, j'ai aperçu Gisèle Guillemot. Quel étonnement de se retrouver. Tristesse aussi, puisque sa présence ici, tout comme la mienne, témoigne de l'interruption de notre action. Impossible de parler, pas même un signe, toujours la prudence. A partir de ce moment, je suis quasiment certaine que les Allemands ont établi mon appartenance au groupe. Mes craintes antérieures seraient donc fondées.

Vers le mois d'avril, les interrogatoires reprennent mais, cette fois, avec la Gestapo. Ils ont lieu au bureau de la Kommandantur (ancien hôtel Malherbes).

Dans cet univers carcéral, fait de vicissitudes et de peur, j'apprends qu'il est possible que Maman soit innocentée pour l'affaire de Caen. Il n'y a aucune preuve contre elle. J'apprendrai plus tard qu'elle fut libérée après mon départ pour Fresnes.

Les services de la Gestapo de Caen, peut-être aiguillonnés par leurs supérieurs rouennais, veulent en finir avec cette affaire. Les interrogatoires sont plus fréquents. Ils changent de ton. Deux fois, je suis interrogée une journée entière. Les hommes de la Gestapo s'y mettent à plusieurs, ils me menacent des pires cruautés. Je suis bousculée et giflée plusieurs fois. Je résiste, je ne parle pas.

Je reviens de ces séances complètement épuisée, j'appréhende toujours les prochaines. Quels moyens vont-ils employer ? Pourrai-je tenir sous la torture ? La Gestapo et ses sadiques valets en usent souvent, dit-on. Et ces derniers y éprouvent même une certaine satisfaction.

« Ne pas parler, je ne parlerai pas ». je me répète sans cesse ce leitmotiv jusqu'à ce que ma personnalité en soit imprégnée, qu'elle soit incapable de réagir autrement que par le silence, le refus. Sans que la raison soit pour quoi que ce soit dans ce comportement.

 

Confrontation avec Gisèle (Annick)

Nous avons, Gisèle et moi, préalablement à une confrontation, eu à faire face à une situation que nous aurions aimé rencontrer plus souvent lors des interrogatoires subis à la Gestapo.

Amenées à l'hôtel Malherbes (bureau de la Gestapo), nous nous trouvons dans une pièce en présence de policiers en civil, comme c'était le cas habituellement. Il semble que cette fois, le moment ne soit pas venu de nous interroger. Pour nous faire attendre, nous sommes introduites dans un bureau où se trouve, seul, un soldat allemand travaillant sur une machine à écrire. Le policier en civil qui nous accompagne nous place de part et d'autre de la pièce en nous ordonnant de nous tourner face au mur, avec interdiction formelle de parler. Ainsi, ne pouvant nous voir, nous ne pouvons communiquer. Avant de sortir du bureau, il fait en allemand des recommandations au soldat sans doute pour que nous restions dans cette position et gardions le silence.

 

Lecture par Aimée Mitrail en juillet 2011
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Ce que nous faisons. Le temps passe. Seul le bruit de la machine à écrire meuble le silence.

Nous commençons timidement, furtivement par tourner la tête. Aucune réaction. Puis, enfin, nos regards se croisent. Nous sommes encouragées, par le silence du soldat, à tenter plus.

Au début ce n'est qu'un chuchotement à peine audible. Le soldat ne réagit pas. Pourtant, il a dû entendre. Nous nous enhardissons et échangeons quelques paroles assez haut pour que nous puissions nous comprendre. Toujours rien. Notre gardien se tait. Nous continuons à nous parler ainsi une vingtaine de minutes.

Sonnerie du téléphone. Le soldat répond par de laconiques « ya, ya ». Immédiatement, nous nous retournons vers le mur. Sans doute cette communication nous concerne-t-elle car le soldat s'adresse à nous : « Kommen Sie mir » (Venez avec moi). Il lève les mains avec un geste d'impuissance. Son regard compatissant semble dire : « Je ne peux plus rien, il va falloir y aller ».Dans le nôtre, a-t-il su lire le merci que nous avons voulu y faire passer ? Je l'espère.

Cet entretien « très particulier » entre Gisèle et moi nous a permis à mots couverts de faire le point afin que nos déclarations, au cours des interrogatoires ou des confrontations à venir, soient concordantes.

Je pense que le soldat n'était pas un nazi.

Il nous conduit dans une autre pièce où, en présence des policiers, Gisèle et moi sommes confrontées.

Nous nous connaissons, nous ne pouvons le nier. Mis à part cet « aveu », nous ne disons rien qui puisse être compromettant pour nous ou nos camarades.

 

Chapitre 4 : départ pour Fresnes

 

Vers la fin du mois de mai, un matin, la gardienne vient m'annoncer de me préparer rapidement pour partir. Elle ne me donne pas d'autres explications.

Elle m'autorise à aller embrasser Maman. Nous ne pleurons pas. Nous voulons être fortes mais c'est dur, très dur. Je pars pour l'inconnu.

Plus tard, après ma libération, j'ai su que Maman avait passé d'affreux moments après mon départ de Caen. Elle avait imaginé le pire pour moi, elle ne supportait plus les photos de la famille. Elle savait, comme moi, que les Allemands sont capables de tout. A sa libération, peu de temps après mon départ, elle a fait des recherches pour savoir où j'étais. C'est la Croix Rouge qui l'informa de mon transfert à Fresnes.

Après que j'eus quitté Maman, on me conduit dans le hall de la prison. Là, sont alignés une vingtaine de jeunes hommes, tous encadrés par des soldats armés de mitraillettes. La gardienne a parlé de départ. Où nous mène-ton ?

La prison et ses vicissitudes, les interrogatoires parfois rugueux, parfois insidieux m'ont dotée d'un certain fatalisme et de la capacité de faire face à l'événement sans rien laisser paraître de mon émotion.

Néanmoins, face à ces jeunes hommes dont la plupart sont marqués par les interrogatoires « musclés » qu'ils ont subis, j'ai du mal, beaucoup de mal à ne pas laisser paraître mon émoi. D'autant plus que certains d'entre eux me sont connus. Le « cérémonial » constitué par cette garde rapprochée de soldats armés m'impressionne.

Gisèle Guillemot et Edmone Robert sont là aussi. Des amies...je suis invitée sans ménagements à ma joindre à elles.

Un silence pesant règne dans le hall, troublé seulement par le bruit de bottes dans les couloirs, les ordres glapis comme seuls les Allemands savent le faire. Nous autres, hommes ou femmes, n'avons pas le droit de communiquer. Ce silence-là m'est insupportable.

Départ. Tout ce que ce mot renferme m'angoisse. Ma gorge se serre. Vers quel destin nous mène-t-on ? Je crains le pire.

Les portes s'ouvrent, on nous fait sortir. Les fourgons cellulaires sont là. Nous montons et sommes introduits chacun dans une cage grillagée. Nous sommes vraiment de grands terroristes !

Après un court trajet, les voitures s'arrêtent. Les gardiens, toujours armés de leur mitraillette, nous extraient des cages. Nous sommes à la gare. Ouf ! Ca vaut mieux qu'une clairière au milieu d'un bois. Nous ne savons rien du sort qui nous est réservé mais la vie continue.

 

Caen-Fresnes, via Paris

je crois me souvenir, sans en être certaine, que les fourgons cellulaires nous ont débarqués à l'arrière de la gare. On nous dirige sur un quai où se trouve une rame en partance. Nous, les femmes, nous montons en tête du train dans un wagon de voyageurs. Nous ne sommes pas habituées à tant d'égards. Nous ne faisons pas la fine bouche, nous nous installons. Dommage que nous soyons toujours accompagnées par nos gardes du corps.

Avant que ne soit donné l'ordre de départ, il nous faut attendre comme il se doit. Enfin le train s'ébranle. Nous quittons Caen. J'ai un petit pincement au cœur. Arrivée dans cette ville avec la volonté de servir mon pays dans la résistance, je la quitte avec le regret de n'avoir pu militer plus longtemps aux côtés de mes compagnons de lutte. Trois semaines après mon arrivée dans la capitale bas normande, à peine intégrée au groupe, je suis arrêtée.

Six mois de prison dans les geôles caennaises ont sanctionné mon bref passage parmi le groupe dont certains éléments sont également dans ce train.

De quoi notre avenir sera-t-il fait ? Où allons-nous ? Compiègne, Drancy ? Des noms bien connus comme étant l'antichambre de la déportation vers l'Allemagne. Nous allons vers Paris. C'est une certitude. Nous passons Lisieux, Evreux. Nos gardes, toujours armés de mitraillettes, occupent les deux places se trouvant à chaque extrémité de la banquette, près des portières. Malgré cela, nous pouvons voir, de chaque côté, défiler la campagne. La nature, dans l'effervescence du printemps, nous fait ressentir davantage notre triste condition de détenues.

Quelques heures plus tard, nous ne sommes plus très loin de la capitale. Maisons et pavillons de banlieue sont de plus en plus rapprochés. Bientôt, ils formeront une ligne continue au fur et à mesure que nous nous rapprocherons de Paris.

Nous arrivons à Saint-Lazare. Là aussi, un « comité d'accueil », la mitraillette en bandoulière, est en place pour nous encadrer. Il nous dirige vers des bus parisiens qui nous sont réservés. Les hommes montent avec nous. C'est dans cet équipage que nous arrivons à Fresnes. Nous entrons dans la prison. A l'intérieur, nous retrouvons les sinistres cages grillagées où nous attendons des heures.

 

L'antichambre de la mort

Enfin arrive, sous les ordres d'un militaire, une escouade de soldats armés.

Peut-être sont-ce ceux qui nous ont amenés ici depuis Saint-Lazare. Mais ainsi équipés, rien ne ressemble plus à un soldat allemand qu'un autre soldat allemand. Peu importe, là n'est pas l'essentiel. L'essentiel serait une réponse à toutes les questions que nous nous posons. Mais la machine répressive allemande considère que c'est à elle de poser les questions et à nous d'y répondre, de gré ou de force.

C'est en compagnie « d'anges gardiens » de la prison que nous nous engageons dans une sorte de couloir souterrain débouchant sur un véritable labyrinthe de galeries que l'on nous fait parcourir en tous sens. Totalement désorientés, nous serions incapables de retrouver le chemin de la sortie si l'occasion s'en présentait. Précaution superflue pour décourager toute tentative d'évasion.

Notre pitoyable colonne s'arrête enfin. Les hommes sont emmenés dans une autre direction. Nous restons avec un gardien muni du traditionnel trousseau de clés. Nous sommes introduites chacune dans une cellule différente. Le maintien au secret continue.

La cellule est plutôt sombre et vétuste et le mobilier on ne peut plus rudimentaire. Dans de telles conditions, la détention y sera encore plus pénible que dans les précédentes.

J'ai froid. Le froid de la peur. C'est pire que tout ce que j'aurais pu imaginer en matière de réclusion. Recluse, c'est le terme qui convient. J'ai le sentiment que je pourrais hurler, frapper la porte de mes poings, personne ne m'entendrait. Recluse, oui, littéralement retranchée du monde des vivants.

Une paillasse sur un grabat, chaise, table, le tout fixé au mur. L'essentiel, un point c'est tout. Mes yeux s'adaptent à la pénombre. Regard circulaire autour de mon réduit. Sur les murs suintants d'humidité, des graffitis. De toutes sortes. Parmi eux, celui d'un homme qui, dans un message laconique a écrit que, le matin même, on vient le chercher pour le fusiller.

Ce matin cet homme était là. Maintenant, il est mort. Mon sang se glace. Moi aussi, je vais être fusillée. Je vais mourir, j'ai peur. Cette peur qui ne me quitte pas depuis de mois et qui, en ce moment, atteint son paroxysme. C'est la première fois que je suis dans cet état. C'est aussi la première fois que je suis dans une tombe. Ma tombe.

Prostrée sur ma paillasse, je sombre dans un sommeil agité. Finalement, après des réveils et des endormissements alternés, je me redresse et tente de chasser de mon esprit les images cauchemardesques qu'un réveil pénible n'a pas encore estompées.

Les jours passent à travers un semblant de vie un « ersatz » de vie comme diraient les Allemands. Je n'ai rien pour écrire, bien entendu. Alors, je mémorise ma lettre d'adieu à ma famille car j'ai la certitude que je vais être fusillée. Cette lettre, pourrai-je l'écrire ?

Et cette peur toujours présente. Quand, le matin, la porte s'ouvre, je crois ma dernière heure arrivée. Je sais, maintenant, ce que c'est d'être condamnée à mort. Pendant un mois j'ai eu cette peur.

 

Changement

Alors que je continue à me morfondre dans ma cellule-cachot, un matin, à une heure inhabituelle dans le rythme quotidien, j'entends la gardienne s'arrêter devant ma porte. Bruits de clés. La porte s'ouvre. La gardienne m'ordonne de réunir mes affaires et de la suivre. Je ne sais que penser. J'ai peur.

Nous sortons du sous-sol. Chargée de mon maigre baluchon, je suis la gardienne à l'étage. Une porte est entrouverte. C'est là. J'entre dans une cellule. Même si l'aspect de celle-ci est moins sinistre que celle que je viens de quitter, je n'en suis pas plus rassurée. J'ai la même angoisse et la conviction que je serai fusillée dans les jours à venir. Tout est prêt dans ma tête. Je sais quelle conduite je devrai suivre, je ne faillirai pas devant la mort. J'aurai certainement chanté et je n'aurai pas fléchi. Tout au moins, c'était ma décision du moment. Mais, en pensant à ma famille et au mal que j'allais lui faire, dans ces moments-là, j'étais effondrée.

 

Dérivatif à ces inquiétudes, la gardienne annonce que nous allons prendre une douche. Ce ne sera pas un luxe. Depuis le temps que je n'en ai pas pris. C'est un jour faste. Nous sommes nombreuses et les stalles sont prises d'assaut. Il faut faire vite. Les gardiennes nous pressent : « Vite. Vite. ». Bref passage sous la douche, le plus bref possible. Quand ça ne va pas assez vite, on nous sort d'office. Ce qui fut mon cas. C'est ainsi que je n'ai pas eu le temps de me dévêtir complètement. La douche coulant en continu, me douche...toute habillée.

Plus tard, on vient me chercher. Nouvelle peur. Mon séjour dans ma précédente cellule m'a laissé des séquelles et tout changement aux habitudes de la prison me met au comble de l'inquiétude.

Voici revenu le temps des interrogatoires. Un bus vient nous chercher pour nous amener dans les locaux de la Gestapo, rue Boissy d'Anglas, à proximité de la place de la Concorde. Nous sommes toujours bien entourés par des soldats armés.

L'âpreté des interrogatoires n'a pas faibli : « Les tracts, qui les imprimait ? Chez qui les imprimiez-vous ? Quelles étaient les activités au sein du groupe ? Qui est Georges ? »etc. Des questions, toujours les mêmes, qui, depuis plus de six mois, m'ont été posées des dizaines de fois.

Je suis confrontée avec des camarades du groupe, notamment avec Gisèle Guillemot. Nous conservons la même attitude, le même système de défense : nous ne parlons pas. Ce qui a pour résultat d'exaspérer les policiers allemands et , finalement pourrait nous coûter cher. Mais qu'importe, les jeux ne sont-ils pas déjà faits ?

J'ai fait plusieurs voyages rue Boissy d'Anglas. C'est au cours de l'un deux qu'un soldat allemand s'aperçoit que j'ai les ongles longs. Il est vraiment qu'ils sont vraiment très longs, suffisamment pour que cela se remarque. Il n'a jamais vu cela. Il est horrifié. Je n'avais rien pour les couper, défense d'avoir des ciseaux. Le brave soldat m'en a quand même prêté une paire.

J'appréhende toujours autant les interrogatoires car il n'est pas facile, en raison de la pression exercée par nos inquisiteurs, de continuer à se taire. Cependant, il me semble que nous en sommes à la phase finale de l'instruction du procès et que l'on approche du jugement. Faut-il le craindre ou l'espérer ?

A d'autres moments, je me dis qu'il n'y a pas à se faire d'illusions. Ce procès ne sera qu'une parodie de justice qui aboutira à ma condamnation.

 

Lecture par Aimée Mitrail
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Chapitre 5 : préliminaires au jugement

Finalement, on apprend que, lors du jugement, nous aurons droit à un avocat. Je retourne rue Boissy d'Anglas où je fais la connaissance de celui qui doit assurer ma défense. Grand, la trentaine, impeccablement sanglé dans son uniforme, il se présente de façon correcte, sans arrogance. Il parle parfaitement le français. Nous n'avons donc pas besoin d'un interprète. Je suis persuadée que ce dernier point a beaucoup d'importance. Mais, attention, il s'agit d'un allemand et je reste très méfiante. Je m'en tiens toujours à mon système de défense et me borne à dire que je ne suis pas coupable.

 

« Vous êtes très jeune, me dit-il, trop jeune. Vous n'aviez rien à faire dans cette galère. Vous vous êtes laissée entraîner. Mais je ferai tout ce que je pourrai pour vous défendre . »

 

Mais sera-t-il écouté par le Tribunal ? Tout n'est-il pas réglé d'avance ?

Les préliminaires du jugement sont clos. Nous ne retournerons pas rue Boissy d'Anglas. Nous savons maintenant que nous comparaîtrons début juillet devant la Cour martiale de Lübeck.

 

Le jugement.

Le matin du jugement, nous sommes amenées sous bonne escorte dans un baraquement situé dans l'enceinte de la prison de Fresnes. Les hommes sont déjà là.

Immédiatement, je suis frappée par la maigreur des plus jeunes ainsi que par la pâleur de leur visage marqué par les souffrances de la détention et la rigueur des interrogatoires.

La salle dans laquelle nous nous trouvons, assez vaste, est sobrement meublée. A notre gauche sont disposées chaises et tables pour les avocats qui ont déjà pris place. A notre droite, des militaires (sous-officiers et officiers) et des civils, peut-être des inspecteurs de police ou des journalistes.

Au-dessus de la tribune surélevée qui nous fait face, un portrait d'Hitler préside aux débats.

Un décorum très simple, dénué de tout apparat. Peut-être un drapeau à croix gammée dans un quart de la pièce derrière la tribune, mais je ne puis être formelle sur ce point de détail.

C'est donc dans ce décor que nous allons, aujourd'hui et les jours qui vont suivre, assister au déroulement de notre procès.

Un commandement bref. La garde claque des talons et se fixe dans un rigide garde-à-vous. Nous nous levons. Entrent le Président, ses deux assesseurs et le Procureur, tous des militaires, bien entendu. Un militaire prend place sur le même côté que les avocats. Nous saurons, dès que vont commencer les débats, qu'il s'agit de l'interprète. Une jeune femme espagnole lui est adjointe pour traduire à l'intention de l'Espagnol Grégorio Cabrera. La Cour prend place sur la tribune. Nous pouvons nous asseoir.

Le Président, un homme d'une cinquantaine d'année, à cheveux blancs plaqués avec, sur le côté de la tête, une raie parfaitement alignée, échange à voix basse quelques mots avec ses assesseurs. Il compulse des papiers et leur en remet quelques-uns. Son regard sévère fait le tour de la salle, depuis les avocats jusqu'aux civils. La peur qui ne nous a pas quittés depuis des semaines se fait de plus en plus présente encore quand le regard de celui qui dispose du droit de vie ou de mort se pose sur nous.

 

L'acte d'accusation

Ayant fait « l'inventaire » des lieux, il commence la fastidieuse lecture de l'acte d'accusation. L'interprète traduit simultanément.

Le Président appelle chaque accusé. Avant d'exposer les griefs, il lui demande, entre autres, quelle est sa religion. Chacun répond selon sa croyance.

Seul Marius Sire répond « athée ». Pourquoi cette question ? Je l'ignore. Cela reste une énigme pour moi. Pau importe.

A la fin de l'exposé, le Président invite l'accusé à formuler ses observations. « Qu'avez-vous à dire pour votre défense ? » Jules Godfroy, à qui est reproché d'avoir hébergé des terroristes, d'avoir entreposé chez lui des tracts, des armes et des explosifs, nie farouchement : « je recevais des amis, je ne leur demandais pas ce qu'ils faisaient. Quant aux armes, aux tracts et aux explosifs, on est venu les mettre chez moi à mon insu. On a voulu me nuire. »

 

Quand vient le tour de Gregorio Cabrera, il s'évertue à dire qu'il n'a fait que prêter sa bicyclette. «  Verheeake était un voisin sympathique. Il m'a demandé de lui prêter mon vélo. Je ne lui ai pas demandé pour quoi faire. Je le lui ai prêté. C'est normal, Monsieur le Président. »Visiblement, Cabrera ne comprend pas ce qui lui arrive, pourquoi il est là. Nous le savons, nous : Cabrera, réfugié espagnol, a combattu contre Franco.

 

La lecture de l'acte d'accusation se poursuit. Nous sommes vingt-trois à nous lever à l'appel de notre nom. Chacun tente de se défendre. Cette procédure se poursuivra au-delà de la première séance.

 

Nous retournons dans nos cellules respectives. Mon moral est bas. Qu'adviendra-t-il de nous ? Le fil de la vie sera-t-il rompu brutalement face au peloton d'exécution ? Ou continuera-t-il à se dérouler, infiniment ténu dans les geôles d'Outre-Rhin ?

 

Le réquisitoire

le troisième jour, c'est au tour du procureur d'entrer dans le débat.

Il ne fait pas de détail et considère que, tous, nous méritons la peine capitale. Nous sommes une bande de terroristes menant des actions communes et concertées contre le Reich. Les attentats dans lesquels nous avons tous une part de responsabilité ont causé la mort de nombreux soldats allemands. Non, vraiment, il ne peut être question d'indulgence à notre égard.

Après cet impitoyable réquisitoire, la peur et le découragement s'appesantissent plus lourdement sur nous. Nous le savons, un réquisitoire est toujours excessif. Mais ne va-t-il pas influencer le Tribunal ? Le moral est bas, quand, la séance levée, nous regagnons nos cellules.

 

La plaidoirie

Nous en sommes au quatrième jour de notre comparution. C'est au tour des avocats de prendre la parole. Ils ont chacun plusieurs accusés à défendre. La plupart méconnaissent le français, ce qui les rend peu convaincants. Les plaidoiries sont nécessairement brèves et, certains semblent s'acquitter d'une corvée.

Quand vient le tour de mon avocat, il prend ma défense avec beaucoup de conviction et de sincérité. Il argue de ma naïveté me laissant démunie face aux sollicitations, aux incitations à m'engager dans une voie dont je n'ai pas discerné le côté pernicieux, ni mesuré les risques encourus. Il demande au tribunal de considérer ma jeunesse et la futilité des faits qui me sont reprochés en m'accordant les circonstances atténuantes.

Tout est joué. Demain, mardi 13 juillet, seront rendues les sentences. La nuit va être difficile.

 

La sentence

Mardi 13 juillet. Quand nous regagnons nos places dans la salle du Tribunal, nous avons tous très peur. L'insomnie et l'anxiété marquent nos visages. Malgré la chaleur oppressante qui sévit dans la salle, en cette journée de juillet, j'ai froid dans tout le corps. Je réprime difficilement un tremblement dû à l'angoisse.

Je relaterai brièvement cette séance. A part l'énoncé des sentences, souvent rappelées depuis, mes souvenirs sont trop imprécis pour que j'en fasse état. Il faut bien se rendre compte que, dans l'état d'extrême fébrilité dans lequel j'étais, il ne m'était pas possible d'enregistrer textuellement les déclarations. Pas plus que le déroulement des faits dans leur chronologie exacte. Par contre, la rigueur, l'anxiété, la peur, omniprésentes tout au long de ce procès sont la traduction fidèle de mes sentiments au moment des faits. Les années n'ont pu en effacer le souvenir.

 

Le Président ouvre la séance par une allocution à notre intention, stigmatisant notre action au service d'une mauvaise cause.

« Les actes qui vous sont reprochés ont porté atteinte à l'armée allemande. Des soldats ont perdu la vie dans ces attentats perpétrés par vous. 

Je dois, malgré cela, reconnaître votre courage. Vous avez cru servir votre pays.

En réalité vous avez été abusés par la propagande mensongère distillée par ceux qui sont vos ennemis. Votre pays en a souffert depuis des siècles jusqu'à ce jour. L'histoire de votre nation en est le témoignage. La France a été envahie et occupée pendant près de cent années par les Anglais. Actuellement, de nombreux français périssent sous les bombardements qui écrasent vos cités. Ce sont eux vos ennemis.

Vous ne l'avez pas compris. Vous vous êtes trompés. En ces temps difficiles, décisifs, où chaque acte, chaque choix est lourd de conséquences, vous n'aviez pas le droit de vous tromper. C'est pourquoi vous ne pouvez espérer aucune indulgence. Il n'y a rien à « tortiller »(les propos que je prête au président du Tribunal reflètent l'esprit de son allocution, je ne prétends pas que ce sont les termes exacts, sauf pour le dernier mot)

 

Nous sommes invités à nous lever. La Cour, les avocats, les policiers, les journalistes, les accusés, nous sommes tous debout. Les militaires, derrière nous, sont immobiles dans leur impeccable garde-à-vous.

Le silence est impressionnant, angoissant. Le moment est solennel, intense pour tous.

Enfin, le moment est venu de savoir. Le Président énumère des noms : 16 condamnations à mort, 5 peines de détention à vie, 1 acquittement (Madame Demieux)

 

je suis condamnée à un an de réclusion, plus la preven dix-sept mois.

On nous indique que la confirmation du jugement aura lieu dans les deux mois qui suivent.

Reste, pour tous les condamnés, à signer un recours en grâce tout à fait illusoire.

Ainsi, tout est fini.

 

Lecture par Anne-Sophie Hardel
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Le bilan.

La sévérité, l'iniquité de ce jugement nous ont tous consternés. Et le terme est faible. Absurdité du sort de l'infortuné Gregorio Cabrera qui ne comprend pas ce qui lui arrive : condamné à mort pour avoir prêté sa bicyclette à son voisin. En réalité, il paie, aux yeux des Allemands, son appartenance à l'armée de la République espagnole. Il est sanctionné pour avoir combattu le fascisme en 1936.

La sévérité à l'encontre de l'ensemble des accusés condamnés à la peine capitale m'affecte énormément. Je suis catastrophée par la condamnation qui frappe mon amie Gisèle Guillemot ainsi que celle de la vaillante Edmone Robert, dont l'attitude au cours du procès forçait le respect.

Les trois jeunes qui ont parlé, lors des interrogatoires, à qui, policiers français et allemands, avaient promis la vie sauve, font aussi partie de la dramatique cohorte des condamnés à mort.

La relative clémence de ma condamnation me semble due à plusieurs facteurs.

En premier lieu, le fait d'avoir toujours nié ce que l'on me reprochait est essentiel.

De plus, les trois jeunes qui ont parlé ne me connaissant pas, n'ont pas pu m'inclure dans la liste des résistants qu'ils ont mis en cause.

Mais surtout, la ferme conviction de mon avocat, pensant que j'avais été entraînée dans une aventure dont, en raison de ma jeunesse, je n'avais pas mesuré la portée. « Vous êtes trop jeune et trop naïve », me répétait-il. Les lettres de lui que je possède témoignent de cette conviction. Autre atout : il parlait parfaitement le français. Ces éléments cumulés et son talent persuasif firent le reste.

Ce sont ces trois facteurs, que je considère majeurs, qui m'ont permis d'échapper à la mort ou à la déportation.

Ci-après, extrait d'une lettre envoyée à ma mère, par mon avocat, le jour du jugement.

 

 

Sur les 23 accusés ayant comparu devant la Cour martiale : 14 ont été fusillés le 14 août 1943 au mont Valérien, 3 hommes sont morts en déportation, 1 femme, Edmone Robert, le cœur fragilisé, atteinte de tuberculose en raison des mauvais traitements subis, est morte dans une ambulance qui la ramenait en France. Soit 18 noms qui viennent s'ajouter au martyrologe des victimes de la barbarie nazie.

 

Chapitre 6 : l'attente

 

Après avoir exposé ces considérations et fait le bilan de cette tragédie, je reprends mon récit à l'issue du jugement.

C'est le jour-même, soit le 13 juillet, que Gisèle et Edmone sont venues me rejoindre dans ma cellule. Quand la porte se fut refermée, nous nous sommes embrassées. C'est la première fois que nous pouvions le faire depuis notre arrestation.

Malgré les heures que nous venions de vivre, nous étions heureuses de nous retrouver. Mes deux amies me dirent que, vraisemblablement, nous resterions ensemble jusqu'à l'exécution de la sentence. Nous nous en réjouissons mais l'évocation de cette terrible échéance met une note triste à notre joie d'être enfin réunies.

S'il ne s'agissait que de moi, un an de prison, on en voit le terme. Il y a un « après » qui vous permet de penser à la liberté...mais Edmone et Gisèle, elles, sont condamnées à mort. Pourtant, l'espoir les anime. Les exécutions de femmes sont rares, ce qui leur permet d'envisager qu'elles ne seront pas fusillées et que leur peine sera commuée en détention à vie.

L'espoir est mince, c'est vrai, mais notre vie commune, en cellule, n'en est pas pour autant dénuée de bons moments. Nous parlons de tout et de rien : de nos familles, des amis communs et qui, libres, continuent le combat. Nous parlons aussi-pourquoi pas- de liberté. Edmone, souvent, chante, et elle le fait fort bien. « Le temps des cerises » est sa chanson préférée. Le temps des cerises. N'est-ce pas le printemps, la jeunesse, la liberté ? Nostalgie !

 

Espoir fragile

Et puis, continue à vivre en nous l'espoir, cette flamme fragile qui réchauffer le cœur et nous conduit à penser que quelque chose se produira qui sauvera nos camarades du peloton d'exécution. Nous savons que les Allemands subissent échecs sur échecs : Stalingrad, Tobrouk, la Sicile. Partout, ils reculent. L'Armée Rouge gagne du terrain. Et puis, Churchill n'a-t-il pas déclaré : « Avant que ne tombent les feuilles, les troupes alliées investiront la forteresse Europe. »

« Avant que ne tombent les feuilles ». C'est donc pour bientôt. Peut-être seront-ils là avant que la sentence ne soit exécutée. Ils seront certainement là avant...Hélas, Churchill se trompait.

 

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Une certitude : la vie

Et la vie continue, avec les rythmes particuliers et immuables des prisons : toilette, corvées, repas, promenades dans l'enceinte de la prison, etc. Lorsqu'un événement d'importance se produit le 14 août : Gisèle et Edmone sont graciées par le Général Von Stupnagel, Chef militaire des territoires occupés en France. Leur peine de mort est commuée en détention à vie, ce qui se traduit par la déportation en Allemagne. La petite flamme d'espoir brille d'un éclat plus vif.

Nous sommes toutes les trois heureuses de cette bonne nouvelle. Nous nous mettons sur le champ à faire des projets d'avenir. « Après la victoire-car nous ne doutons pas un instant que l'Allemagne sera vaincue-nous nous retrouverons pour évoquer ensemble les épreuves et les bons moments de cette période mouvementée ».

Alors que nous nous réjouissons de la grâce dont bénéficient Edmone et Gisèle, ce matin du 14 août, nos compagnons de combat dans la clandestinité, condamnés à mort, auront vu leur dernière aube se lever. Nous n'en avons rien su sur le moment. Personnellement, c'est beaucoup plus tard, après la guerre, que j'ai appris que leur exécution avait eu lieu le 14 août. Contrairement à leur affirmation , les Allemands n'ont pas respecté le délai de deux mois promis, pour la confirmation du jugement, par le Général Stupnagel. Ce délai na été que d'un mois.

Les jours passent, notre amitié se conforte et, à vivre ainsi ensemble, nous sommes devenues plus que des sœurs. Nous nous faisons mutuellement la promesse que la première fille que chacune aura portera le nom de résistante d'une des deux autres. (promesse tenue : la fille de Gisèle s'appelle Françoise, ma fille aînée s'appelle Annick). Pour rien au monde, nous n'aurions manqué à notre serment.

 

Séparation

Voici un peu plus de deux mois que nous sommes ensemble. Nous savons que cette situation, dont nous nous accommodons du mieux que nous pouvons, ne saurait durer. Edmone et Gisèle ont appris qu'elles seraient envoyées en Allemagne. Je pense qu'il pourrait en être de même pour moi.

Dans l'ignorance de ce qui nous attend, nous pensons que nous avons vécu le plus dur dans les prisons françaises. Finis les interrogatoires, le secret, le procès. Il nous reste à purger notre peine.

Nous ignorions, à cette époque, quelles étaient exactement les conditions de vie, je devrais dire de survie dans les camps de concentration allemands et combien les chances d'en revenir étaient faibles. Si nous en avions été informées, nous aurions certainement tempéré notre espoir. A juste titre, puisque Edmone n'y survivra pas. Epuisée par les mauvais traitements, son rendez-vous avec la mort eut lieu aux portes même du pays pour lequel elle avait, dès son engagement dans la lutte, fait le sacrifice de sa vie.

Fin septembre 1943, en fin d'après-midi, la surveillante vient me prévenir que j'allais être transférées à Troyes. Elle me signifie de me préparer sans tarder. Je suis seule à partir.

Nous allons donc être séparées. Cette idée m'est insupportable : « où allez-vous aller ? En Allemagne, en Silésie peut-être ; il y fera froid. »Je leur laisse quelques vêtements. En France, je pourrai toujours me débrouiller.

La porte s'ouvre, on vient me chercher.

Nous nous tombons dans les bras. Nous nous embrassons. Nous nous faisons des promesses que nous avons peine à formuler tant est forte l'émotion qui nous étreint.

La surveillante attend. Nous nous séparons. Adieu. Ou plutôt non, ce n'est qu'un au-revoir.

La surveillante me conduit dans une autre cellule déjà occupée par plusieurs femmes. D'autres arrivent. Nous sommes une bonne douzaine dans cette petite pièce. Nous allons y passer la nuit. Des paillasses en nombre insuffisant, sont posées à même le sol. Cela ne va pas être facile. Chacune s'installe comme elle peut sur un bout de paillasse, il ne faut pas espérer s'allonger. J'essaie de me trouver une petite place pour m'asseoir. Les conversations vont bon train et, c'est dans ce bruit de volière que je tente de dormir.

De temps à autre, la porte s'ouvre et la surveillante nous ordonne de nous taire. Elle renforce son injonction par la menace du « mitard ».

je ne suis pas vraiment à l'aise dans cette ambiance. Mes nouvelles compagnes ne sont pas des résistantes. Elles ont été arrêtées pour des délits de droit commun ayant porté préjudice à l'armée allemande.

Quoi qu'il en soit, je me résigne à passer une nuit blanche. J'en ai passé d'autres.

 

Chapitre 7 : Départ de Fresnes

 

Tôt le matin, la volubilité de mes compagnes de cellules a heureusement diminué. La fatigue a eu raison de bon nombre d'entre elles. Nous sommes une douzaine dans cet espace réduit, confinées dans des conditions d'hygiène déplorables.

Enfin, des pas dans le couloir. Toujours le bruit des clés et la porte s'ouvre. La surveillante nous ordonne de sortir de la pièce. C'est le départ.

Après qu'on nous eût distribué un quart de café et un morceau de pain, nous sommes amenées dans la cour de la prison, un bus est là. Nous montons. Des soldats armés devant, des soldats armés derrière et nous entre les deux. Le bus prend la direction de Paris pour gagner la gare de l'Est. Pour des raisons bien compréhensibles, cette gare de l'Est à Paris provoque en moi un certain malaise. C'est vrai, nous allons à Troyes. Mais, avec eux, on ne sait jamais.

Les employés de la gare ont bien compris que nous sommes des prisonnières (avec notre escorte, il eut été difficile de l'ignorer). Ils sont sympas et font leur possible pour nous aider à nous installer. Certains même acceptent des petits messages que nous leur passons « en douce ».

 

Troyes - « Les hauts clos »

Après un voyage sans histoire, nous arrivons à Troyes. Il n'y a pas eu tromperie sur la destination. Tant mieux !

Depuis la gare, nous nous acheminons vers le camp des « Hauts-Clos ». Il s'agit d'un hôpital dont la construction a probablement été interrompue en raison des événements. Les briques rouges sont restées apparentes dans l'attente du revêtement. Pour le moment, sa vocation se borne à servir de camp : prison, barbelés, miradors limitent notre horizon et nos rêves de liberté. C'est bien un camp !

Les surveillantes, françaises, nous prennent en charge. On nous enferme encore une fois ensemble dans une pièce. Cela devient une habitude. Habitude à laquelle j'ai du mal à me faire. Mais, cette fois, la pièce est plus grande et plus claire. Ca me rassure un peu.

Peu après on nous apporte une gamelle de soupe. Force m'est de constater que la médiocrité en matière de cuisine est une constante strictement respectée dans les prisons, qu'elles soient à l'ouest, au centre ou à l'est de ce qui reste de l'hexagone. Cette soupe est médiocre mais j'apprécie quand même. J'ai faim.

Une surveillante, ayant en mains une liste, nous appelle une par une. Je suis appelée la dernière. Sans doute parce que je suis la seule réclusionnaire.

Je suis introduite dans une pièce aux murs de couleur claire dans laquelle se tiennent une surveillante et, apparemment, une infirmière. Celle-ci-une détenue- trouve que je n'ai pas bonne mine. Il est vrai que les mois passés en cellule ainsi que les affres du procès m'ont beaucoup affaiblie et les rations de Fresnes étaient plutôt frugales. Il fut un temps, à Fresnes, où je ne pouvais plus rien avaler. Il fallait l'insistance de mes amies pour que je prenne un peu de nourriture. L'infirmière décrète que j'irai à l'infirmerie.

On me retire presque tous mes vêtements pour me vêtir du costume des condamnées. Essayage rapide et me voilà dans mon nouveau costume ; large jupe en tissu de bure marron et veste de même couleur. C'est désagréablement rugueux au toucher et pas très seyant. Mais au diable la coquetterie.

 

 

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Séjour à l'infirmerie

Me voici donc à l'infirmerie. Mon état de santé m'autorise à rester debout et à déambuler dans un espace limité et bien déterminé, bien entendu. Quelques femmes qui sont là, malades, sont couchées.

Elles m'accueillent gentiment. Elles sont très loquaces . Ce sont des prostituées. Elles ne sont en rien gênées de m'annoncer leur profession. Cela ne me dérange pas non plus. D'ailleurs, je ne suis pas là pour les juger. Elles ont été arrêtées pour avoir contaminé des soldats allemands. Je m'accommode de cette situation. Et puis, je n'ai pas le choix.

Ma présence à l'infirmerie me vaut d'avoir droit à un petit supplément de nourriture. C'est un progrès. Mais je constate que les conditions d'hygiène laissent beaucoup à désirer. C'est ainsi que je fais remarquer à l'infirmière que, plutôt que de laver la salade dans la même cuvette qui sert à la toilette et aux soins des pensionnaires. Il devrait bien être possible de se servir d'un autre récipient. Cette prétention d'une prisonnière parachutée depuis Fresnes lui paraît pour le moins excessive. En conséquence, rien ne sera changé. Il me semble pourtant qu'en raison de l'état sanitaire des malades de ce service, cela n'est pas compatible avec l'hygiène la plus élémentaire. Dans ces conditions, je demande à quitter l'infirmerie. Ma demande est agréée et je rejoins le quartier des réclusionnaires.

 

Chez les réclusionnaires

Nous sommes environ douze dans ce quartier. Je me retrouve dans une « chambre » avec une autre jeune fille. Cette pièce est éclairée par une grande fenêtre soigneusement fermée comme il se doit. Je me sens mieux qu'à l'infirmerie. Une lourde porte est quand même là, bien fermée. Ce qui nous rappelle que nous sommes des prisonnières et non des pensionnaires.

Mais la discipline est plus souple que dans les prisons de Caen ou de Fresnes. Les surveillantes françaises sont plus tolérantes. Les portes des chambres s'ouvrent de temps à autre. Ce qui nous permet de circuler dans le couloir et d'une chambre à l'autre pour bavarder. Mais, est-ce dû à l'humeur des surveillantes ou à la crainte de sanctions de la part de leurs chefs, ces portes se referment parfois sans raisons apparentes.

Il est vrai que si les surveillantes et l'essentiel du personnel sont français, ils sont tous sous tutelle de militaires allemands. Le responsable allemand du camp est je crois, un capitaine. Il lui arrive souvent de faire une tournée dans les quartiers afin de s'assurer que la discipline est appliquée. Cet hommes hurle constamment sans que l'on sache pourquoi, ce qui lui vaut le surnom de « Roquet ».

Les unes et les autres, nous regardons fréquemment à la fenêtre et si l'une d'entre nous l'aperçoit traversant la cour ou si l'on entend ses éclats de voix au rez-de-chaussée, en un clin d'oeil nous regagnons nos « appartements » et tout rentre dans l'ordre.

 

Convois confidentiels

Notre camp est aussi un lieu de passage, de transit. Certains jours, des camions bâchés sont parqués dans une partie du camp. Tout le temps que ces transports sont là, la discipline est considérablement renforcée. Les Allemands sont extrêmement affairés et nerveux. Il nous est interdit de nous tenir près des fenêtres. Mieux vaut que nous voyions le moins possible ce qui se passe, surtout, que nous ne puissions ni communiquer ni échanger des messages avec les passagers du convoi. Il m'est arrivé, malgré l'interdiction, de voir des femmes et des enfants descendre des camions. J'ai eu l'impression qu'il s'agissait d'un exode vers une destination inconnue. Ce qui me faisait penser qu'il s'agissait de juifs ou de tziganes. Ils partent très tôt le lendemain matin.

Après le passage de ces malheureux, je suis mal à l'aise, inquiète. Ces convois, dont on cherche à nous dissimuler le pitoyable chargement, nous rappellent, à moi et à mes compagnons que, malgré la discipline moins sévère, nous sommes toujours à la merci des maîtres de l'heure. Il y a parfois, à partir de ce camp, des déportations vers l'Allemagne à l'encontre d'une partie des détenues du camp, politiques ou autres.

Ces départs donnent à réfléchir mais, néanmoins, cette détention relativement supportable, mise à part la privation de liberté, me fait reprendre espoir.

Je peux écrire tous les quinze jours à mes parents et recevoir du courrier. Il est ouvert dans les deux sens, bien entendu. Je reçois également des colis que m'envoient mes parents. Ces derniers font l'impossible pour me faire parvenir un peu de nourriture. Ce qui, pour eux, n'est pas simple. Tout est rationné, introuvable ou hors de prix au marché noir. Quelques amis les aident à accomplir ce tour de force. A Dreux, ce n'est pas la Normandie. Je demande à mes parents de m'envoyer des pommes de terre cuites à l'eau pour mettre dans ma soupe. Elles n'arrivent pas en très bon état mais, peu importe, elles me permettent d'améliorer la qualité nutritive de la soupe du camp et d'apaiser ma faim. Et puis, une pomme de terre, même « défraichie », vaut mieux qu'un bon rutabaga.

 

Au point de vue sanitaire, c'est la toilette collective que nous faisons au rez-de-chaussée. Une rangée de robinets, les uns à côté des autres, comme on en voit parfois dans les écoles. Il y fait froid et l'eau est glaciale.

Le passage à la toilette joint parfois l'utile à l'agréable car il nous permet de rencontrer d'autres détenues. C'est ainsi que j'ai rencontré la sœur du Président Doumer, ancien Président de la République, assassiné en 1932. Une femme charmante, très gaie. Elle a été arrêtée, je crois, pour avoir ricané au passage d'officiers allemands. J'ai aussi rencontré la sœur du Général Giraud, évadé d'Allemagne et travaillant aux côtés du Général de Gaulle à Alger. Cette femme est très réservée et parle peu.

 

La routine

Certes, la vie au camp est assez monotone mais elle est de beaucoup préférable à la rigueur des prisons dans lesquelles je viens de passer.

L'après-midi, nous avons généralement une promenade. Elle se passe de façon différente des promenades solitaires de Caen ou de Fresnes. Tout le monde sort. Il n'y a pas d'exclusive. Nous marchons en file indienne autour d'une grande cour sous le regard des surveillantes postées au centre. Souvent « Roquet » vient les rejoindre et, comme à son habitude, il vocifère. Nous en ignorons la raison mais peu importe. D'ailleurs, la connait-il lui -même ? Si ce n'est qu'il pense ainsi faire preuve d'autorité. Nous subissons cette avalanche verbale stoïquement, sans rien dire. Les surveillantes font de même.

On nous confie de petits travaux. Par exemple plier et encoller des enveloppes et des sacs en papier. C'est tout un art mais, l'habitude aidant, je finis par bien m'en sortir.

Vers la fin de ma détention, je suis envoyée chez le Directeur pour faire le ménage, toujours dans l'enceinte du camp. J'ai surtout à faire à sa femme et à sa mère. On pourrait penser -je le pense aussi- que cette « promotion » me donne quelques avantages. Il n'en est rien. Je retourne, chaque jour, prendre mes repas à la prison. Donc, pas d'amélioration du menu.

Le temps passant, le printemps arrive. Les quelques arbres du camp pointent leurs bourgeons vers un ciel devenu plus clément. Voilà qui nous donne des idées de liberté. D'autant plus que, normalement, ma libération est proche si l'on se fie au calendrier. Mais j'ai appris à être prudente : « Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras. » Et j'en suis encore au « tu l'auras ».

Mais, tout de même, les jours qui viennent vont me paraître très longs.

 

Chapitre 8 : Enfin libre

 

Libre ! Après dix-sept mois de captivité faite d'isolement, de brimades, de coups, de privations, d'humiliations. Dix-sept mois où les maîtres du moment me signifiaient par leur attitude et leur propos que je leur étais inférieure, puisque j'étais la vaincue.

Libre enfin, quand les portes du camp se referment derrière moi. Mais, cette fois, je suis du bon côté, je suis dehors. Libre d'aller à droite, à gauche, où je veux, enfin.

Pour le moment je me dirige vers la gare. Je prends le train pour Paris-Est. Dans le compartiment, il n'y a pas de gendarmes. Je ne suis plus en transit, sous surveillance. Je suis libre, libre !

Deux dames bien pacifiques sont assises près de moi. Je parle un peu avec elles. J'ai besoin de parler, de raconter. Je leur dis d'où je viens. Elles ouvrent de grands yeux étonnés. Elles ne savent pas...Est-il possible que les Français ne sachent pas ? Cela me paraît invraisemblable. Elles me posent des questions. Un réflexe de prudence ressurgit. On ne se débarrasse pas si facilement d'une attitude de méfiance, de mutisme acquise depuis des mois. Je reste évasive dans mes réponses. Quand donc pourrai-je laisser de côté cette prudente réserve et dire ce que j'ai enduré et combien je suis éprise de liberté ? Le moment n'est pas venu. Je suis libre, certes, mais en liberté conditionnelle.

Arrivée gare de l'Est. Je me renseigne. Un employé me conseille de coucher dans la gare où des lits sont prévus pour les voyageurs restés sur le quai faute de trains. On nous donne à manger. Une salle fait office de dortoir. Beaucoup de femmes et d'enfants.

L'organisation et la gestion de ces services ont été confiés à des jeunes des Chantiers de Jeunesse de Pétain. Ils veillent à ce que chacun trouve une place. Ce qui est mon cas. Tout dans leur attitude et leurs propos laisse penser qu'ils sont pro-allemands. Quand je dis à l'un deux d'où je viens, il me répond : « Maintenant, vous avez compris ! »

La liberté peut avoir, parfois, des relents d'amertume.

Après une nuit presque blanche (j'étais trop excitée pour trouver le sommeil), je prends le métro, direction gare Montparnasse. Je trouve le métro formidable.

Arrivée gare Montparnasse, je prends le train pour Dreux. Les wagons sont bondés. Je dois rester debout dans le couloir.

Mes parents et quelques amis, prévenus de mon arrivée par un télégramme, m'attendent à la gare. Rires, pleurs. Nous sommes fous de joie. Enfin je retrouve les miens, mes amis.

La vie va recommencer

 

...sans elles

Sans elles, c'est vrai. Edmone et Gisèle, que sont-elles devenues ?

Dès le lendemain, j'écris aux parents de Gisèle, pour savoir.

Elles ont été déportées en Allemagne. Elles s'y attendaient. Considérant, dans leur ignorance de la situation, que c'était un moindre mal, elles se préparaient à affronter cette épreuve avec courage. Sans soute sont-elles vivantes. Elles vont bientôt revenir.

La griserie de mon retour à la liberté s'est tempérée, émoussée. De nouveau, à tort ou à raison, je suis sur mes gardes. Une vielle habitude. J'ai l'impression et la quasi-certitude que je suis suivie dans la rue. Et puis, « ils » sont toujours là. Le bruit de leurs bottes résonne toujours sur les pavés de la ville, leurs officiers nous toisent avec arrogance.

Je me rends compte que je ne serai vraiment libre que lorsque nous aurons été délivrés par les armées de la liberté et, surtout, surtout quand mes deux amies seront revenues. Alors, ce jour-là seulement, je serai libre.

Toutes les trois, nous serons libres.

 

Il arrive que, parfois, la liberté se voile de deuil.

Gisèle est revenue, toujours aussi volontaire, déterminée.

Edmone Robert, la vaillante, l'indomptable Edmone, qui, lors des interminables appels par les matins glacés, sur la place du camp, avait l'audace de sortir des rangs et clamer son refus : « Vous n'avez pas le droit de nous traiter ainsi. Vous n'avez pas le droit. Nous ne sommes pas des chiens. »

Elle payait cette audace par des sévices, par des punitions qui, s'ils laissèrent intact sa résistance morale, vinrent à bout de sa résistance physique.

Ses parents l'attendaient, s'apprêtant à fêter son retour.

C'est alors qu'on la rapatriait à bord d'une ambulance, qu'arrivée en vue des flèches de la cathédrale de Strasbourg, qu'Edmone rendit le dernier soupir.

 

 

A ma mère, à Edmone, à mes camarades morts au combat. C'est en pensant à elles, à eux que ces pages ont été écrites.

 

Saint-Lô, le 20 septembre 1996

Germaine Terrasson, Germaine Guérin au moment des faits, « Françoise » dans la Résistance

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Témoignage de la soeur de Germaine Terrasson, lorsqu'elle lui a rendu visite à la prison

1943. J'ai 12 ans. Visite à la prison de Fresnes

maman a décidé d'aller rendre visite à Mémène (surnom) qui est emprisonnée à la prison de Fresnes depuis plusieurs mois. 

Nous prenons le train, puis le métro, je suis heureuse d'aller voir ma soeur, puis c'est un petit voyage.

Il faut nous munir d'un laisser-passer à prendre à la préfecture rue Boissy d'Anglas. Il y a une longue queue, donc on attend patiemment. Les gens sont silencieux, ils sont soucieux comme nous, ils ont besoin de certains papiers très difficiles à obtenir.

Dans la file d'attente se trouvent des gens qui portent l'étoile jaune obligatoire pour les juifs. Au bout d'un moment on finit par oser quelques mots. Maman leur dit : "ne la portez pas, vous allez vous faire arrêter et vous n'en reviendrez pas." Ont-ils compris ?

Enfin nous obtenons le papier et nous reprenons le métro et la ligne SNCF de Sceaux (à l'époque). Nous descendons à Fresnes. En approchant de la prison je suis impressionnée par ces grands murs gris, ces fenêtres à barreaux, des soldats partout qui portent des mitraillettes, prêts à nous tirer dessus. maman montre les papiers et on nous attache un brassard. Les soldats nous entourent, je me sens prisonnière, je tremble. Nous traversons une cour puis des couloirs sombres à n'en plus finir. Nous entendons des voix très fortes qui résonnent, des chariots, des bruits de clés, des cris. C'est lugubre ! Nous arrivons enfin au parloir, un grillage devant nous. Une surveillante est assise sur une chaise tout à côté. Nous attendons encore, des gens chuchotent à côté derrière la cloison. Puis des pas se font entendre derrière le parloir. Mémène arrive, on ne la voit pas encore. Maman ! Maman ! C'est bien la voix de Mémène. Elle est là devant nous, elle pleure ; maman aussi. Elle nous dit que tout va bien pour rassurer maman. Courage, courage ! Le temps accordé est terminé, nous n'avions que quelques minutes. La surveillante nous laisse l'embrasser. Courage. Tout le monde pleure, puis nous partons. Nous nous retournons une dernière fois, un dernier signe de la main. C'est fini.