Tresor de Notre Dame du Voeu le 26 juin

 Nous allons bientôt être obligés de partir car le bruit du canon se rapproche ; le bourg se trouve maintenant sous les obus. J'envisage de partir tout seul au bourg : le chanoine Mahieu me demande d'aller au presbytère voir s'il n'y a pas quelque chose à rapporter. J'ai l'habitude d'emporter « une pouche » avec un lien comme sac à dos.

Il est 15h, c'est le moment où les troupes sont absentes puisque les uns montent au front et les autres redescendent. Seuls quelques soldats gardent la roulante qui est au presbytère.

Je longe la chaussée de l'étang et monte la rue du moulin (on appelle rue les chemins creux très encaissés).

Raymond Marie est toujours là et a l'air de faire bon ménage avec les allemands. La rangée de maisons est toujours debout, par contre de l'autre côté de la cour, la cave et l'étable d'Eugène Godefroy ont été abattus par une bombe. Le hangar de Gustav Lecuqu est intact, mais la porte de la maison a été enfoncée par un essieu de banneau ayant un moyeu à chaque bout. Avec un tel belier, la porte n'a pas résisté. Chez nous, la rampe d'escalier a été enduite de miel, et il ne faut pas avoir peur des abeilles dont les ruches en paille jonchent le sol. Je monte dans les chambres où le désordre que nous avions fait les jours précédents n'a pas changé. Mais le temps presse, j'ai promis à M.le chanoine d'aller au presbytère.

Je monte sur le mur près de la boulangerie, en ayant soin de ne pas me faire voir du soldat qui est dans la cour près de la roulante. Une chance pour moi, dans le jardin les rangs de pois soissons avec leurs rames assurent mon camouflage. J'ai juste à traverser l'allée centrale et je me retrouve à nouveau au milieu des rames. En longeant le mur de la route je parviens à l'angle de la maison mais j'ai 6 mètres à découvert pour entrer dans le presbytère. La sentinelle est occupée, j'en profite pour entrerpuisque la porte est ouverte. L'escalier qui monte aux chambres est jonché de cartes à jouer. Tout en montant je récupère le jeu complet de 32 cartes. Dans la chambre en haut à gauche, au-dessus de la salle, tout est en désordre. Sur le lit face à la porte, une valise en toile noire git éventrée et totalement vide, les fermetures n'ont même pas été forcées. Mais qu'y avait-il dedans ? Tout le côté a été découpé.

Il ne s'agit pas de trainer, je descends l'escalier et pousse la porte de la cuisine. Surprise ! La table ronde est tout juste assez grande pour contenir des calices, ciboires, patènes et autres objets dorés ainsi que des bouteilles de vin rouge. Je n'ai jamais vu autant de belles choses et je ne sais d'où elles viennent. Dans les coupes, il reste du vin. Je m'empresse de vider tout le liquide sur la table ou par terre et je fourre tout rapidement dans ma pouche que je ficelle avec mon lien. Vite je m'assure qu'il n'y a personne en vue du côté des remparts et je refais en sens inverse le parcours pour rejoindre la boulangerie. Délicatement, pour ne pas faire de bruit, je laisse glisser ma pouche le long du mur dans le sentier des jardins et moi-même, me faisant le moins gros possible, je franchis le mur sans me faire voir. Que faire de ce précieux paquet ? Derrière la haie dans notre cour il y a des clapiers à lapins qui sont vides. Dans le premier venu j'enfourne mon colis et ferme la porte. Je vais à la maison pour récupérer quelques objets, mais tout à coup un soldat s'encadre dans la porte et me demande de le suivre : « Monsieur kommen ». Et il me conduit directement aux niches à lapins dont la première porte est ouverte, et mon sac de jute déficelé, béant, laissant voir les calices...Et le soldat me dit : « Vous partir tout de suite avec calices, camarades les cherchent. » Devant mon hésitation, alors qu'on entend des bruits de pas sur la route, il ajoute : « moi catholique autrichien ». Et comme pour me protéger il dégaine son revolver puis, me tournant le dos il fait face à l'entrée du passage. Devant moi il y a un trou dans la haie d'épine qui nous sépare du jardin d'au-dessus. Enfonçant mon sac que je pousse en avant avec mes mains et même avec ma tête, je parviens à passer dans le jardin de Marie Horel. Tenant serré contre moi mon paquetage, pour que ça ne bringuebale pas, je m'éloigne au plus vite passant la clôture du jardin de Raymond Marie et traversant le bas du plan du presbytère, je rejoins la descente du moulin puis la chaussée de l'étang.

J'accélère le pas dans la rue de la Duranderie qui n'est pas très praticable et mon paquet fait beaucoup de bruit, certainement qu'il y a des cabosses, mais tant pis. Arrivé à la ferme des Fontaines, je montre le résultat de mon voyage à mon frère Albert. Tout comme moi il est surpris de voir tant d'objets précieux. Mais nous avons autre chose à faire, les allemands veulent que la centaine de personnes qui sont là partent au plus vite car le front se rapproche ; d'ailleurs nous avons déjà notre feuille de route pour Brécey.

Nous avons ramené du bourg une barrique à eau de 500l que nous allons enterrer pour mettre à l'abri ce que nous espérons retrouver à notre retour. Mais manque de chance un soldat se trouve là et par gestes nous fait comprendre qu'il voit bien notre intention. Je lui réplique aussitôt : « C'est pour faire un abri ». Mais je ne l'ai pas convaincu. Il faut donc trouver une autre solution. Le plus simple : la rue de l'Enfer où nous nous étions réfugiés la nuit du 9 au 10 juin. Avec la brouette, à travers près et herbages et franchissement des haies nous faisons 1km pour retrouver la vieille rue où personne ne passe plus depuis des années. Pelles et pioches font un trou dans la haie argileuse, et la barrique est logée dans le talus. Les uns et les autres ont apporté des sacs de linge et divers objets ainsi que ma pouche de calices. La barrique est vite emplie. Le couvercle est bien fermé et nous recouvrons le tout avec la terre et à la grâce de Dieu...

A notre retour de l'exode, après le 15 août, la barrique et son contenu est rapportée au bourg, et je peux porter mon précieux paquet au chanoine Mahieu qui n'en croit pas ses yeux : « Mais c'est le Trésor de Notre Dame du Voeu ; je ne savais que le curé du Voeu me l'avait confié dans cette valise noire dont je n'avais pas vu le contenu... »

Je crois me souvenir qu'un médaillon émaillé a été écaillé dans mes transports mouvementés, mais enfin j'ai sauvé le principal et ma vie en même temps car les allemands ont fusillé 4 hommes surpris là où ils n'avaient pas à le faire...

 

En 1957 ou 58, j'ai demandé au sacristain si je pouvais voir le calice qui avait des beaux médaillons émaillés. Mais j'ai essuyé un refus : « il fait partie du Trésor ».