TROISGOTS. Le camp de prisonniers de la Chapelle, vécu par Pierre Robin (1944)

 Prisonnier en 1940, je suis libéré malade en 1941-42, mon père me cède sa boulangerie au mois de mars. J'avais 26 ans et j'étais célibataire.

Au mois d'août, je fais la connaissance de ma femme et nous nous sommes mariés le 15 avril 1944. nous faisons un voyage à paris, chez des amis, mais il fut vite écourté, après le bombardement de Noisy le Sec. C'est un retour en catastrophe à Troisgots, moitié en vélo, moitié en train.

Dans la nuit du samedi au dimanche, un avion allemand se déleste de ses bombes près du Hamel.

Samedi 3 juin, avec ma voiture au gazo, je porte à la gare de Lison madame Constantin qui va chercher son mari revenant de Paris. Descendant du train, l'homme est couvert de sang, le train a été mitraillé et son voisin de compartiment a été blessé. Le train a 12h de retard. Au cours de notre attente en gare de Lison, nous sommes obligés de fuir en campagne à chaque alerte, car le nœud ferroviaire est souvent bombardé. Le retour se fait sans problème, mais nous sommes attentifs à tout ce qui peut venir du ciel.

Le lundi 5 juin, une corvée de plusieurs hommes avec chevaux et charrettes viennent m'aider à transporter des fagots du bois de la Chapelle (le four est chauffé au bois).

Dans la nuit du 6 juin, dès 4h du matin, nous entendons le grondement du canon. De nombreux avions passent dans le ciel. Que se passe-t-il ? Nous sommes privés d'information puisque les allemands ont fait remettre tous les postes de radio à la mairie, et il n'y a plus de courant. Pour savoir ce qui se passe, je n'ai qu'une solution, alléer récupérer mon petit poste de radio qui, comme les autres, est à la mairie. Puis je descends à la Chapelle, au moulin de Joseph Lafosse, le seul qui puisse fournir du courant électrique. En descendant je trouve un tract lancé par un avion :

« Les Alliés débarquent, ne circulez pas sur les routes, vous risquez d'être mitraillés. »

L'après-midi, nous apprenons que le buraliste de Tessy, M.Daireaux, craignant pour sa fille qui est au collège à Coutances, est allé la chercher, et en revenant ils furent mitraillés et sa fille unique fut tuée. Le message avait été aussi lu à la radio qui ne faisait que répéter : « Nous avons débarqué. » Et chaque jour, je descends aux nouvelles, mon petit poste dans ma musette...

Le dimanche 11 juin, l'abbé Ledoublet, qui avait été ordonné prêtre 8 jours auparavant, célébrait sa première messe dans l'Eglise de Troisgots. Ma femme y assistait, il y avait peu de monde dans l'Eglise, dont la tour au toit plat, couvert en zinc, était un excellent poste d'observation (les allemands y installeront plus tard une mitrailleuse pour tirer sur les avions). La messe fut mouvementée : quand un obus tombait trop près, tout le monde rentrait la tête dans les épaules.

Le repas de famille fut vite expédié car il fallait donner un coup de main pour déménager la maison des Missionnaires dans l'après-midi. (Un ordre de réquisition demandait que la maison soit vide pour 16h30 : tous les gens s'y sont mis).

Comme chaque jour, le 12 juin, je descends aux nouvelles avec mon petit poste de radio dans ma musette. Alors que je remonte la côte, je longe le mur du parc de la maison des missionnaires, j'entends un bruit sourd, un grondement qui s'amplifie et tout à coup, débouchant du virage en face de moi arrive un officier allemand et des soldats escortant une masse d'hommes habillés en kaki, et au milieu d'eux l'abbé Ozanne. Ce sont des parachutistes américains qui ont été faits prisonniers dans les marais.

L'abbé Ozanne s'était fait prendre au bourg quand il avait voulu parler aux prisonniers. Il sera libéré plus tard.

La colonne descend vers moi, je suis figé sur place, trop tard pour me sauver. L'officier allemand me dit d'un air narquois : « Voici vos libérateurs. » et il me prend par le bras et me met au milieu de la route devant l'entrée de la maison des missionnaires et il m'ordonne de compter à haute voix les prisonniers qui rentraient. Je n'en menais pas large, j'avais même la frousse qu'un allemand regarde dans ma musette, car dans ce cas, c'était une balle dans la tête...Et je comptais comme je pouvais ces prisonniers qui rentraient en rangs serrés. Certains parlant français ne se privaient pas de crier : « ils sont foutus ». Et même certains, employant une formule plus vulgaire et bien française : « Ils l'ont dans le c.. »

on le saura plus tard, plusieurs étaient originaires de la Louisiane...Et je comptais toujours, jusqu'au dernier...Puis les portes se sont refermées, et moi j'étais toujours au milieu de la route ; réalisant qu'ils ne s'occupaient pas de moi, je suis parti sans demander mon reste, empruntant le petit chemin qui monte à droite au dessus de la maison des missionnaires, et voyant un arbre creux j'y mets mon poste, ainsi, plus tranquille, je rentre sans souci au bourg. Mais j'avais eu chaud.

Chaque jour les cultivateurs des alentours doivent ravitailler ce camp de prisonniers. C'est ainsi que Marie-Louise Lecot, de Cretteville à Domjean, vient apporter du lait avec son âne. Mais un matin, l'âne affolé par le bruit des explosions et des bombardements, en passant le pont de la Vire, s'est cabré et a tout renversé. Les jours suivants, la jeune fille arrivant aux abords du pont attachait l'âne à une gaule du talus et prenait son « jouquet » pour passer le pont et monter ses bidons de lait jusqu'à la maison où, aux fenêtres, on ne voit que des têtes. Ils sont si nombreux...Un jour, au milieu du lait il y avait une boule de beurre, mais il ne fut pas possible de renouveler le geste car les allemands l'avaient trouvée.

D'autres cultivateurs devaient aussi apporter du pain...

Quant à moi, le lendemain de l'arrivée des prisonniers à la Chapelle, j'ai vu 4 prisonniers accompagnés d'un officier allemand qui m'apportaient 50kgs de farine dans un sac marqué US, et on me demanda de faire du pain. Ils reviendraient le chercher le lendemain. C'était de la farine extra blanche, alors que la nôtre était extra noire. Et tous les jours ils revinrent.

Un jour, alors que je venais de retirer du four ce pain qu'ils devaient venir chercher l'après-midi, je vois un soldat allemand entrer dans la boulangerie et me dire dans ce qu'il savait de français : « Monsieur, je veux du pain pour Compagnie ». j'essayais de lui faire comprendre que ce pain était pour les prisonniers du camp et n'était pas à vendre, et qu'il n'y en avait pas pour une compagnie. Il me fit sortir et me dit : « monsieur alles Compagnie Berigny nicht good ». En effet, la Compagnie, c'était 7 hommes barbus, crottés, pas méchants. Et il ajoute : M.8 jours de Russie, pas un jour de Bérigny ».

Bien que certainement épuisés et affamés, ils ne touchent pas au pain et, reprenant leur barda, ils partent, non pas pour Bérigny mais vers les bois de Troisgots où la Grotte du diable a du leur servir d'abri. Pour combien de temps ?

Le comportement d'une autre troupe fut bien différent. Un matin, une colonne de blindés arrive au bourg, tous les chars se cachent sous les pommiers. Quatre sous-officiers arrivant à la maison nous disent : « Monsieur, nous allons coucher chez vous ». Commençant, au passage, à casser mes sabots qui sont en bas de l'escalier, ils montent dans les chambres. Ouvrant la porte à droite, je leur dis : « c'est là qu'on couche ». ouvrant la porte de gauche, ils disent : « Nous allons coucher là. » Et ils se mettent à jouer avec les chaises et les cassent en se battant.

Voyant cela, je descends à la Chapelle trouver le commandant du camp qui loge à l'Hôtel pour lui demander de venir calmer mes locataires qui cassent tout chez moi. Il accepte -j'allais tous les jours me faire payer de mon travail- il me dit : « je vais monter tout de suite. » et je remonte au bourg.

Quand il arrive, l'abbé Ozanne se trouve là : tous les deux montent à la chambre, mais quand les soldats voient le commandant, ils se mettent à hurler. Je ne sais ce qui a été dit, mais quand il redescend, l'officier me dit : « Contre les SS, je ne peux rien. »

Heureusement pour nous, ces indésirables sont partis, empruntant les petites routes à la faveur de la nuit, en direction du front.

Ne sachant pas grand chose sur les événements, avec Ernest Huault et Fernand Lesénécal je fabrique un poste avec un morceau de galène gros comme un grain de mais et du fil d'une mitrailleuse américaine enroulé autour d'une grosse boite d'allumettes. Nous avons un poste avec l'écouteur du téléphone. Ainsi, tous les jours nous écoutons les nouvelles en montant dans un tonneau où nous cachons notre poste.

Vers la mi-juillet, le bruit du canon se rapproche. Les Allemands décident d'évacuer le camp de la Chapelle. Parmi ces parachutistes de la 101ème Airborne, certains sont légèrement blessés et ne peuvent faire une longue marche, alors des hommes avec des carrioles sont réquisitionnés. Althyre Françoise et Joseph Huault ont transporté des prisonniers au-delà de Pontfarcy, mais au retour, sur Domjean, en un endroit découvert, ils sont mitraillés par un avion. Les balles criblent la carriole. Les 2 hommes tombent à genoux dans leur charrette, le cheval est éventré, le siège et les rayons des roues sectionnés. Il n'y a que l'endroit où ils sont à genoux qui est épargné. C'est un vrai miracle, ils n'ont rien et ils reviennent à pied, tout blancs et tremblant tellement ils ont eu peur, et nous racontent leur aventure.

La colonne de prisonniers partis à pied suit la route tortueuse qui longe la Vire jusqu'à Pontfarcy. Des chasseurs alliés les survolent, alors les soldats allemands s'affolent et se mettent à l'abri sous les haies. Plusieurs GI profitent de la panique pour fausser compagnie à leurs camarades.

L'un d'eux parvient à la ferme Osmond, à St Vigor, et va demander du lait...Il échange ses chaussures contre de gros sabots et son uniforme contre des habits civils. Il restera ainsi caché plusieurs jours -il y a des allemands un peu partout. Et le 4 août notre parachutiste tombe dans les bras du premier américain à qui il demande : « Vite ! Un Tommy-gun ! « (mitraillette). Et une heure plus tard, à la ferme Ladroue, dix allemands, n'y comprenant rien, se rendent à un paysan en sabots de bois, armé d'une mitraillette, et de plus parlant américain.

 

Exode :

Fin juillet, les réfugiés de passage sont de plus en plus nombreux : ils arrivent de Condé et fuient l'avance des Alliés. Ils emportent, dans des brouettes, des camions à traire, ou les plus chanceux dans un banneau attelé d'un cheval, pour plusieurs familles, ce qu'ils ont pu sauver. Le maire de Troisgots, monsieur Delafosse, a réquisitionné dans les fermes 200kgs de farine et me demande de ravitailler tous ceux qui ont besoin de pain, ceux qui passent et ceux qui partent. Il n'est pas question de faire des pesées, je fais autant de boules de pain qu'il est possible à chaque fournée. Les clients ne sont pas bavards, d'ailleurs que peuvent-ils dire, ils fuient, ils se sauvent, allant devant eux, sans but précis.

La commune se vide progressivement, à commencer par les familles nombreuses. Beaucoup prennent la direction de Percy. Les Allemands ont donné l'ordre d'évacuer. Il ne vient plus personne sur la route, le grondement du canon est proche, il est temps de partir, nous sommes les derniers du bourg et les obus pleuvent tout autour. Ma femme et moi enterrons dans la cave de la vaisselle et ce à quoi nous tenons et que nous ne pouvons emporter. Nous n'avons rien retrouvé.

En tandem attelé d'une remorque chargée, nous descendons la côte de la Chapelle, puis nous montons vers Fervaches. Heureusement marie-Louise Jeanne, comme elle le fait pour tous ceux qui passent, nous aide à monter la côte en poussant la remorque chargée d'une vieille malle contenant ce qui nous semble précieux. Mais qu'y a t-il de plus précieux que la vie ?

Passé Fervaches, nous prenons la route de Chevry, puis celle de Villebaudon et nous nous rendons à Beaucoudray chez Georges Lepage, qui est un camarade de régiment.

Avec sa nombreuse famille -les plus jeunes ont 1 et 3 ans – nous sommes accueillis à bras ouverts et, piur dormir, pas question d'aller dans la grange, ils mettent pour nous, par terre, le matelas de leur lit, et eux couchent sur le sommier.. De la ferme, nous voyons Troisgots et la femme de Gorges dit à la mienne : « Regarde, ça bombarde chez toi. »

Le lendemain, nous enterrons ce que nous ne pouvons emmener : le contenu de la malle. Nos hôtes en font autant, et comme nous, ils ne retrouveront rien.

Après deux nuits sur place, nous reprenons notre tandem pour nous éloigner de la bataille : notre but est de rejoindre un autre camarade beaucoup plus bas...Nous sommes revenus un mois plus tard, et en montant le Val La Belle, nous apercevrons notre pauvre Eglise de Troisgots à moitié détruite.

 

Marie James, âgée de 72 ans, refuse de partir, elle veut mourir à Troisgots ; Les troupes sont sur le terrain et la fusillade est nourrie : marie se cache dans son jardin au milieu des « haricots à rames ». Un soldat la trouve toute tremblante et suppliante. Elle croit avoir à faire avec un allemand mais c'est un américain qui lui fait signe de le suivre pour quitter ce lieu dangereux.

D'autres soldats arrivent et lui disent en français : « Madame, il ne faut pas rester là. » Enfin un peu rassurée par leur gentillesse, elle accepte de les suivre. Ils l'entrainent vers l'arrière en l'appelant « Mémère ». Pour franchir les haies ou pour passer au-dessus des morts, ils la portent chacun leur tour. « Ils étaient gentils », racontait-elle.